lundi 21 novembre 2016

Lieux communs : clichés, poncifs, topos, topique, chrie, stéréotypes, idées reçues et banalités (atelier d'écriture mensuel de La Publiance)

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L a – P U B L i a n c e
ateliers d'écriture et publication
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« L'homme est un animal doué de parole, qui possède parfois un tempérament de feu, et qui a parfois aussi, le cœur sur la main »
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LES LIEUX COMMUNS
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Le plus ancien des ouvrages qui constituent l'Organon1 d'Aristote, intitulé Les Topiques, est consacré à l'étude des lieux communs : prendre en considération la totalité des points de vue les plus généraux sous lesquels un sujet peut et doit être abordé, en dresser un catalogue, est le seul moyen de traiter un sujet de façon exhaustive, en même temps que de prévenir les objections ou simplement les doutes ou les résistances d'un auditoire.
L'usage spécialisé du terme « lieux communs » (1562) est calqué sur la locution latine « loci communes », elle-même prise au grec « koinos topos », terme de rhétorique désignant les sources où un orateur peut puiser des pensées et des preuves sur tous les sujets ; par extension, l'expression a pris son sens moderne (1666) de « banalité, platitude du discours », de « sujet de conversation que tout le monde utilise ».
L'homme n'est qu'un animal doué de raison
Cette femme a une chevelure de feu
Mon frère est un homme qui a le cœur sur la main
Un lieu commun, c'est donc à la fois : un topos (en rhétorique, l'usage didactique moderne emploie le mot grec topos (lieu)-topoï, à la place de lieu-x commun-s), une banalité ou un cliché (en stylistique), un truisme, une idée usée ou un stéréotype (pour le sens commun), ou encore une idée reçue, un cheval de bataille, une vieille lune (par son aspect péjoratif).
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DU TOPOS À LA CHRIE,
EN PASSANT PAR LA TOPIQUE
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La topique est la théorie des catégories générales dans lesquelles on peut classer tous les arguments et développements possibles (lieux communs ou topos) en un répertoire pour faciliter l'invention oratoire. En rhétorique et en logique anciennes, grecque ou latine, on connaît Les Topiques d'Aristote (en 8 livres) et La Topique de Cicéron2, qui sont des traités sur les lieux communs.
Les répertoires de lieux communs (ou lieux d'arguments) sont les sources auxquelles l'orateur puise les arguments, les preuves et les développements applicables à tous les sujets ; l'étude de ces répertoire constitue une partie essentielle de l'art oratoire.
D'après Aristote, « le but de ce traité [Les Topiques] est de trouver une méthode qui nous mette en mesure d'argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses probables, et d'éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit contraire ». Le but de la méthode est de nous mettre en état de raisonner sur toute espèce de sujet en partant de propositions probables, et nous permettre de ne pas nous contredire en soutenant une discussion ; son emploi n'est pas borné à telle ou telle branche des connaissances humaines, mais ses procédés sont applicables à tous les sujets. Il s'agit donc d'arriver à des conclusions sur chaque problème, en se conformant aux propositions probables et aux points de vue généraux, grâce aux sources que sont les lieux communs, constitués en répertoires des arguments.
Cette méthode est ce qu'Aristote appelle la dialectique, parce qu'elle fixe les règles de la pensée dialoguée ; la pensée dialoguée obéissant à d'autres règles que celles du monologue rhétorique. Dans Les Topiques, les lieux sont classés selon les différents points de vue d'où une proposition ou une question concerne la chose en discussion, c'est-à-dire selon les différents degrés de l'attribution, ou prédication. Un prédicat peut se dire du sujet de quatre façons : si le prédicat et le sujet sont réciproques (c'est-à-dire si le prédicat peut devenir le sujet d'une proposition dont le sujet initial deviendrait le prédicat), il en exprime premièrement ou bien la définition (par exemple : L'homme est un animal doué de parole) ou bien, deuxièmement, une particularité non essentielle, et pourtant propre au sujet (par exemple : Le rire est le propre de l'homme) ; si le prédicat et le sujet ne sont pas réciproques, on aura affaire, troisièmement, ou au genre, qui est plus général que le sujet mais fait partie de sa définition (par exemple : L'homme est un animal), ou, quatrièmement, à l'accident, qui advient au sujet sans faire partie de son essence (par exemple : Socrate a un nez camus). On obtient ainsi la liste des prédicables enseignés au moyen âge dans les universités, liste qui structure chez Aristote la recherche des lieux : lieux de l'accident aux livres II et III des Topiques, lieux du genre au livre IV, lieux du propre au livre V, lieux de la définition aux livres VI et VII.
Dans sa thèse sur Aristote, Eugène Thionville remarque « comment chaque dialecticien, chaque orateur procède en particulier pour inventer ses preuves et ses moyens. On peut dire que presque tous se font à eux-mêmes une sorte de topique. (…) Elle résume au profit de tous, les études partielles que chacun entreprend pour soi ; elle compose un système de ce qui n'était qu'une suite de tâtonnements et d'essais. En un mot, les lieux communs ont la même utilité que toute bonne théorie didactique : c'est de suppléer par une doctrine à l'expérience incomplète de chacun.
C'était dans l'étude des lieux communs que les grands orateurs trouvaient, disait-on, le secret de leur puissante argumentation. Plus tard, on n'y voit plus qu'un exercice propre à développer l'esprit des jeunes gens, à leur faire envisager les divers aspects d'un objet. Toutefois, non seulement dans l'art oratoire, mais dans tous les genres littéraires, on peut reconnaître, chez tous les peuples et à toutes les époques, l'emploi des lieux communs. »
Les lieux communs étaient divisés en deux parties : les lieux communs intrinsèques (appartenant au fond même du sujet) et les lieux communs extrinsèques. Les lieux communs intrinsèques sont : la définition (la définition philosophique et la définition littéraire) et l'emploi que l'orateur peut en faire, comme argument ou comme moyen d'amplification ; l'énumération des parties (annoncée, suivie, complète et terminée) ; le genre ou l'espèce : pour soutenir une proposition particulière, on commence par établir le principe général qui la domine et la contient ; exemple avec Cicéron, qui voulant prouver que Milon a pu - sans crime -, tuer Claudius, remonte à cette proposition générale : « Il est permis de tuer un ennemi qui menace nos jours », d'où il conclut que Milon a pu et même dû tuer Claudius, qui en voulait à sa vie ; la comparaison : quand la comparaison rapproche les idées et les objets seulement pour en marquer les ressemblances, ou pour éclairer la pensée et augmenter l'effet, elle est considérée comme une figure de pensée, mais elle se range au nombre des lieux communs, lorsque le rapport qu'elle établit entre deux idées a pour but d'amener une conclusion, soit du plus au moins, soit du moins au plus, soit dans une égalité ; les contraires ; les circonstances (qui, quoi, comment, quand, avec quoi, où, pourquoi) ; la cause et l'effet. Les lieux communs extrinsèques sont la loi, les titres reconnus en jurisprudence, la renommée, le serment, les témoins, la question de droit et celle de fait.
Il y a une autre sorte de lieu commun qui se rapporte à l'amplification oratoire (on parle d'amplification oratoire lorsque l'orateur donne des développements et des preuves supplémentaires, alors que le sujet paraît achevé, bien que la cause semble gagnée et la démonstration complète), et dont les anciens rhéteurs grecs et latins faisaient un tel emploi qu'ils l'avaient appelé « Chrie » (qui signifie en grec : « usage », « utilité »).
Une chrie était une citation développée, un exercice scolaire longtemps en usage dans les classes de rhétorique des collèges. L'exercice consistait à développer une pensée ou une idée par sept ou huit moyens différents qui rappelaient les différents lieux communs étudiés. Dans les universités au moyen âge, comme dans l'antiquité dans les écoles de rhétorique d'Athènes et de Rome, on prenait un mot, un fait mémorable, comme thème d'exercice oratoire, et on le traitait en huit parties : le préambule, la paraphrase, la cause, le contraire, le semblable, l'exemple, le témoignage, et l'épilogue.
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UNE MÉTAPHORE PASSÉE DANS
LE LANGAGE COURANT
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En stylistique, un lieu commun est un cliché ou un poncif, c'est-à-dire une expression (ou une métaphore) qui constituait un écart de style par rapport à la norme, et qui s'est trouvée banalisée par un emploi trop fréquent. Exemples : « L'astre des nuits » (métaphore de la lune), « L'aurore aux doigts de rose » (image poétique et personnificatrice de la rosée), « L'énergie du désespoir » (expression sur le thème de la survie, de la lutte pour la vie, et qui évoque la force déployée lorsque tout semble perdu), « Un tempérament de feu » (image d'un caractère bouillant, enthousiaste et passionné).
« L'énergie du désespoir. C'est un lieu commun. Mais il est vrai. Il est tellement important de dire quelque chose qui exprime ce qui est réellement qu'il faut respecter les lieux communs, car huit ou neuf fois sur dix ils expriment la réalité. Il est très bien d'être original, mais à condition d'être original en disant vrai. » extrait de : Carnets (1930-1944), dans : René Georgin, Jeux de mots (p 147), d'Henry de Montherlant (1895-1972).
Passé dans le langage courant, le lieu commun en tant qu'expression ou en tant que métaphore devient une banalité. Cependant, cela ne suffit pas pour la transformer en sentence ou en dicton, même si, à force de circulation, certains clichés célèbres ont passé à l'état de proverbe. Exemples : « Pratiquer la politique de l'autruche » (qui évoque le fait de refuser de prendre conscience du danger), « Tourner la page » (qui signifie commencer un épisode nouveau de sa vie, en décidant de ne pas tenir compte de ce qui vient de se passer) et « On oublie tout et on recommence » (qui signifie la même chose que précédemment mais avec une connotation sentimentale ou affective), « Avoir le cœur sur la main » (qui signifie être généreux avec spontanéité).
« On ne s'entend que sur les lieux communs. Sans terrain banal,
la société n'est plus possible. »
extrait de : Attendu que… (1943, p 174), d'André Gide (1869-1951).
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UNE IDÉE REÇUE À RENOUVELER
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« Pour banal que soit un lieu commun, il peut toujours avoir été inventé par qui le prononce : il s'accompagne même, en ce cas, d'un vif sentiment de nouveauté. Qui ne se voit humilié, parcourant le Dictionnaire des idées reçues ou tout autre recueil de clichés, d'y retrouver telle « pensée »… qu'il croyait avoir inventée ; telle phrase qu'il disait jusque-là fort innocemment ? », extrait de : Les Fleurs de Tarbes (1941, p. 92), de Jean Paulhan (1884-1968).
Plus qu'un cliché, mais moins qu'un proverbe, très éloigné de la topique des anciens rhéteurs, le lieu commun peut se révéler être un stéréotype ; une idée usée à force d'être employée ou rebattue ; une idée reçue exprimée sans invention ni touche personnelle ; ou encore un sujet de conversation qui meuble une discussion sans en renouveler le contenu ; péjorativement : un cheval de bataille, une vieille lune.
Exemples : « Les hommes politiques ? Les hommes politiques sont tous des incapables », « Un appartement de garçon ? Un appartement de garçon est toujours en désordre », « Les conductrices ? Une femme au volant d'une voiture est un danger public », « Le risque zéro ? Le risque zéro n'existe pas ».
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Notes
1. L'Organon d'Aristote est le titre sous lequel sont rangées ses œuvres logiques. L'utilisation de ce terme, qui n'est pas de l'auteur, signifierait que la logique n'est pas une partie mais l'instrument du savoir ; le mot grec « organon » signifie « instrument » et a donné « organe » en français.
Ce corpus des œuvres logiques d'Aristote comprend : Les Catégories, L'Herméneia, Les Analytiques, Les Topiques, et La Réfutation des sophistes.
2. Cicéron (106-43 avant J.-C.) était un homme politique et un orateur latin, un écrivain de premier ordre qui a porté l'art oratoire latin à son apogée dans ses plaidoyers (Verrines, Pro Murena, Pro Archia, Pro Milone) et dans ses harangues politiques (Catilinaires, Philippiques). Il a élaboré une théorie romaine de l'éloquence (De Oratore, Brutus, Orator) ; la composition de ses discours, et son célèbre « docere, delectare, movere » (prouver, plaire, émouvoir) a servi de modèle à toute la rhétorique latine.
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Consigne : écrire un petit dialogue entre une personne qui ne parle que par lieux communs (phrases toutes faites, expressions que l'on entend partout, idées reçues, etc.), et une personne ingénue, qui prend les lieux communs au pied de la lettre, qui entend le sens propre d'une phrase dite au sens figuré, qui ne comprend que le premier degré du discours. N'hésitez pas à utiliser les lieux communs cités en exemple plus haut ; sinon, rien n'est plus facile que d'en trouver autour de vous ou dans des dictionnaires.
Avec « Je ne me pose pas la question », « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil », « Un beau ténébreux », « Des yeux de braise », « Ôte-toi de mon soleil », « Le bonheur parfait n'est pas de ce monde », « Tout passe, tout lasse », « On ne connaît pas son bonheur », cela pourrait donner cette petite conversation entre deux amies, A. et Y., assises à la terrasse d'un café, en train de siroter un café par une belle matinée d'été :
A. : De toute façon, je ne me pose même pas la question !
Y. : Laquelle ? De quelle question parles-tu ?
A. : Je ne sais pas au juste. C'est grave, de ne pas savoir ?
Y. : Je ne sais pas moi... C'est une bonne question.
A. reste silencieuse un moment, contemple les passants, puis elle reprend : Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, que des beaux ténébreux aux yeux de braise...
Y. : Un beau soleil de juillet tout de même, un grand beau soleil de vacances...
A. : Aujourd'hui j'ai l'impression qu'il ne brille que pour moi ! Ce que je suis heureuse, demain je pars au bord de la mer...
Y. : Quelle chance tu as ! La question est de savoir si justement le soleil brille pour tout le monde. Brille-t-il pour l'aveugle ? Brille-t-il pour le mineur qui travaille au fond d'une mine de diamants ? Pour l'ouvrier qui extraie le zinc à cinq mètres sous la terre ? Pour moi ? qui vais rester enfermée dans un bureau tout le mois de juillet…
« Ôte-toi de mon soleil ! » s'écrie A. lorsque Y. se lève, se plante devant son amie les poings sur les hanches, et dit : « Je voudrais tellement être à ta place. Le soleil brille pour tout le monde, mais bien des gens sont à l'ombre. » Y. se rassoit et elle boude, l'air renfrogné.
A. tente de la consoler : Le bonheur parfait n'est pas de ce monde...
Y. sarcastique : Le bonheur parfait, voilà une barrière infranchissable !
A. ironique : Le bonheur parfait appartient peut-être à un autre monde, au monde des bureaux, au monde du travail.
Y. : Arrête de te moquer de moi. Le ciel est sans nuages, et mon bonheur est passé, il s'en est allé.
A. : Tout passe, tout lasse.
Y. : Je ne suis pas du tout fatiguée.
A. : On ne connaît pas son bonheur, tant que l'on n'a pas connu de malheur.
Y. : De toute façon, tu ne te poses même pas la question.
Etc.
Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !
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Bibliographie
DUBOIS (Jean), GIACOMO (Mathée), [et al.], Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1999 (collection Expression), p. 84, 89 et 284.
Encyclopædia Universalis, 2008-2009, édition numérique, 1 CD-ROM, article intitulé : Aristote (385 environ-322 avant J.-C.), de Pierre AUBENQUE.
Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001, 6 vol., t. 4, p. 809, t. 6, p. 1284.
LITTRÉ (Paul-Émile), Dictionnaire de la langue française, nouvelle édition, Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1991 (réimpression de l'édition de 1880), 6 vol. + 1 supplément, t. 1, p. 926.
Le Petit Robert des noms propres, nouvelle édition refondue et augmentée, 2007.
REY (Alain, dir.), Dictionnaire historique de la langue française, nouvelle édition, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, 2 vol., p. 1127.
THIONVILLE (Eugène), De la théorie des lieux communs dans Les Topiques d'Aristote : thèse, Paris, A. Durand, 1855, p. 20 et 70.
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