AIMÉE DÉHEF – Portrait En Galerie – Auteure de : « Cherche-moi en Astralia » roman inédit en 20 tableaux.


Numence GalerieLittéraire



Aimée Déhef est née en 1964, en région parisienne. Études littéraires, mariée, 2 enfants. Son plat préféré est le canard laqué, elle n'aime pas : le vent lorsqu'il souffle trop fort et le citron vert. Sa couleur préférée est le orange. Elle aime : l'été, la plage et le ciel étoilé. À écrit 3 romans. Cherche-moi en Astralia est son premier roman.







Un paquebot, qui ne peut pas accoster, est obligé de faire demi-tour. L'aventure commence par l'inconnu. Où vont échouer les deux-mille deux cents passagers ?

Où le capitaine va-t-il les conduire ?

Astralia, ce continent mythique qui hante les rêves du capitaine, est-il réel ? Ou n'est-ce qu'une fuite en avant, pour échapper à une mort certaine...





*



À lire ci-après trois extraits du roman : les tableaux 1, 7 et 8.



*



[Tableau 1/20]

Cherche-moi en Astralia : roman, d'Aimée Déhef, © 2010



À l'approche du port, il s'avéra qu'il était en feu. Le capitaine fit stopper les machines à environ un mille nautique de la côte, soit mille huit cent cinquante-deux mètres. C'était assez loin pour lui laisser le temps de réfléchir, et assez près pour permettre à tous les passagers accoudés aux bastingages des deux ponts promenade du paquebot, d'étudier, incrédules ou curieux, le tableau qui s'offrait à leurs yeux.

Le premier port marchand du pays était en feu. Des cargos à quai s'élevaient des colonnes de feu et de fumée hautes comme des immeubles. L'air était saturé de chaleur et l'on en recevait des bouffées brûlantes et aveuglantes dans le visage. Des sifflements, des grondements et des craquements agressaient les oreilles.

Sur la passerelle, à travers ses jumelles, le capitaine scrutait attentivement la côte : aucun signe de présence humaine. Le capitaine reposa lentement les jumelles sur le plat du tableau de bord, puis il se tourna alternativement vers chacun de ses officiers qu'il dévisageait avec gravité. Aucun de ses officiers ne fit attention à lui. Tous étaient captivés par le spectacle incongru, inattendu et irréel qui s'étalait devant eux, par-delà les flots.

Quand ils étaient partis, un mois plus tôt, le port résonnait de tous les bruits familiers présents lors de chaque embarquement. L'agitation, l'effervescence et la gaieté étaient les mêmes que lors des précédentes traversées. Une fois de plus, ils allaient relier l'Ancien continent au Nouveau continent, faisant traverser les océans à quelques deux mille passagers, à l'aller, et en ramenant presque autant, plus quelques tonnes de marchandises, du Nouveau continent, le lieu moderne par excellence, le symbole de la Nouvelle économie, de la Nouvelle richesse, du Nouvel ordre.

La traversée avait duré une dizaine de jours. Ils avaient relâché pendant trois jours. Le retour s'était effectué sans encombres ; le commandant de bord n'avait reporté aucun incident notable dans son journal de bord. Et maintenant, ça !

Le capitaine caressa machinalement sa barbe grisonnante. C'était un homme de cinquante-trois ans, solidement charpenté, quoiqu'un peu maigre, les cheveux coupés en brosse, le bas du visage mangé par une barbe impeccablement taillée. Un sourire perpétuellement à l’affût se cachait derrière la gravité de son regard et le pli sévère de ses lèvres.

Il descendit d'un pas rapide l'escalier en colimaçon qui le conduisit à la cabine de radio. Il s'immobilisa dans le chambranle, frappé net par le silence inhabituel qui régnait. L'officier était assis sur sa chaise, son casque à la main, et il fixait d'un air hébété les nombreux boutons, voyants et cadrans de la radio, tous éteints, muets et immobiles. le capitaine demanda :

- Quelles sont les nouvelles ?

L'officier de radio tourna vers son capitaine un visage préoccupé et répondit immédiatement :

- Rien. Silence total. Toutes les fréquences sont muettes. C'est incompréhensible.

Le commandant tourna aussitôt les talons et remonta sur le pont.



*



Journal de bord du capitaine :

« Aujourd'hui, mardi 4 janvier 19.., nous n'avons pas pu apponter. Après deux semaines de traversée, alors que rien ne le laissait prévoir, le port est en flammes, nous empêchant d'accoster. Aucun contact radio, visuel ou autre. Aucun signe de présence ou d'activité humaine à terre. J'ai interdit que l'on mette une chaloupe à l'eau, j'ai interdit tout débarquement. De toute manière, l'intensité du brasier est telle qu'elle interdit toute approche.

J'ai réuni tous les officiers d'équipage, vingt-deux au total, et ensemble, nous avons réparti les deux mille deux cents passagers sous leurs ordres. Chaque officier a la charge d'un groupe de deux cents passagers, à rassurer, à informer, à encadrer pour éviter tout débordement, les scènes de désespoir, de violence ou de panique.

Il faut à tout prix que nous gardions le contrôle de la situation.

Pour l'instant, la majorité des passagers est sous le choc, mais je crains une réaction en contrecoup. Nous sommes confinés à bord et je ne sais pas combien de temps cela va durer. Je crains le pire.

Explosion des satellites, guerre mondiale nucléaire - nous n'avons pas de compteur Geiger-Müller pour mesurer la radioactivité de l'air - nous n'avons aucune information, j'ai donné l'ordre de mouiller l'ancre et d'attendre vingt-quatre heures.

Je n'arrive pas à croire à la réalité de la situation, j'ai du mal à mesurer l'ampleur et la gravité de l'événement.

Seule l'absence de toute activité humaine à terre, me signale un danger dépassant tout entendement. Comme le silence des animaux, qui est le seul indice annonciateur d'une catastrophe naturelle imminente.

Que s'est-il passé ? Qu'est-il arrivé au monde pendant ces quinze jours de traversée ? Qu'aurions-nous dû voir, ou entendre ? ... pour comprendre ce qu'il se passe aujourd'hui. Sommes-nous les seuls rescapés d'un cataclysme mondial ? Les deux mille deux cents derniers êtres vivants sur terre ?

Je décide plusieurs choses :

- tout d'abord, ne pas réfléchir plus longtemps. La situation est trop irrationnelle et hors d'atteinte.

- ensuite, agir : nous allons caboter de port en port, suivre la côte au plus près. Le prochain port est un port de plaisance, et bien que nous ne puissions pas y accoster, nous y trouverons au moins des informations, je l'espère.

- enfin, pour ne pas alarmer les passagers, organiser immédiatement des distractions : bals, rencontres sportives, dégustations gastronomiques, jeux pour les enfants, concours d'activités, etc. »



*



À l'aube du lendemain, le capitaine donna l'ordre d'appareiller. Le brasier s'était consumé toute la nuit. D'explosion en explosion, le feu avait contaminé les hangars et les entrepôts, la capitainerie, la ville basse et jusqu'au phare qui n'était plus qu'un amas de ruines fumantes. Aucun oiseau ne tournoyait dans le ciel, aucun chien errant et affamé ne venait fouiller les décombres à la recherche de nourriture. Seules les fumerolles qui s'élevaient du sol paraissaient vivantes. Le soleil s'était levé sur un spectacle de désolation telle que les quelques passagers qui assistaient à cette tragédie laissaient couler sans retenue leurs larmes chaudes et salées.

Quand le paquebot s'éloigna, avec une majestueuse et indigne lenteur, les passagers de plus en plus nombreux, réveillés par les vibrations des moteurs en marche et les pas sourds et précipités des matelots à l'œuvre dans les coursives, eurent tous le cœur serré, la poitrine oppressée par un sentiment d'exil définitif, par la sensation d'un éloignement qui déchirait tout lien avec eux-mêmes.

Et puis, un haut-parleur annonça que les petits-déjeuners étaient servis dans les salons des deux niveaux, qu'ils seraient suivis d'animations aussi nombreuses que variées : séance de cinéma, tournoi de golf, confection de la plus grande tarte au chocolat..., et qu'il fallait venir s'inscrire aussitôt le petit déjeuner terminé.

Les cœurs se réchauffèrent, les regards s'animèrent, des groupes se formèrent, les ponts promenade se vidèrent en même temps que s'estompait la côte fumante et désertée.

Debout derrière le plexiglas de la passerelle, le commandant de bord, entouré de ses officiers de quart, paraît à la manœuvre et observait la côte à travers des jumelles. Les bandes de terre s'élargissaient de part et d'autre des deux digues qui cernaient le port. Des immeubles et des villas immobiles s'élevaient sur les flancs des collines boisées. Aucun véhicule en stationnement : ni voiture, ni camion, ni vélo, ni bus, ni moto. Les routes, les rues et les chemins serpentaient, inutiles et vides. Un puissant sentiment d'abandon envahit l'âme du capitaine.

Celui-ci se détourna d'un bloc de la tristesse engendrée par la vision de cette terre désertifiée et il se retourna vers la proue du navire, vers le large, vers l'océan. Il déposa les jumelles sur le plat du tableau de bord, offrant ainsi son dos à la terre, comme le geste du baigneur, qui debout face aux vagues, en aperçoit une particulièrement puissante, lui tourne le dos pour la recevoir par les épaules, et non en pleine face.

Puis il se pencha sur les cartes maritimes étalées au centre du poste de pilotage, il traça une ligne droite le long de la côte et il annonça les coordonnées de leur prochaine destination : le port de R.

Sa voix forte et chaleureuse dissipa le flottement, l'inquiétude et la sensation d'insécurité qui s'étaient installé parmi les marins. Les regards redevinrent complices et confiants, les gestes moins hésitants. L'équipage était composé d'individus aguerris, rompus aux événements imprévus, et parfois étranges ou incompréhensibles, qui rythmaient la vie en mer. Ce genre d'individus qui ont la certitude que leurs familles restées à terre sont en sécurité et à l'abri dans leurs cœurs de marins. Ce genre d'individus qui offre peu de prise au désespoir et à l'angoisse. Ce genre d'individus apte à nourrir leur fraternité.



*



Le soleil rougissait les flots dans sa descente crépusculaire. L'astre serait bientôt occulté par l'horizon liquide ; la voûte azurée du jour bientôt remplacée par la voûte céleste étoilée de la nuit marine.

Dans le poste de pilotage, le capitaine était assis devant le tableau de bord principal, celui qui indiquait la vitesse du paquebot, la vitesse des vents et des courants, ainsi que toutes les directions - paquebot, vents et courants - la jauge de carburant, et tous les voyants de contrôle reliés aux quatre autres tableaux de bord - le système de refroidissement, les niveaux d'huile, le système de ballast, le système général d'état de la coque. Toutes les commandes étaient automatisées. Le commandant était fier de son navire ultra-moderne. Il tourna la tête en direction du seul autre homme présent dans le poste de commandement et sourit au jeune homme de trente-trois ans assis à côté de lui.

- Tu sais que les passagers ne sont pas admis ici ? lui demanda-t-il avec sévérité.

- C'est toi qui m'as fais venir, lui rappela le jeune homme brun aux grands yeux doux.

- Qu'en penses-tu ? demanda le capitaine en désignant la rangée interminable de voyants, de boutons, de cadrans, de jauges et de commandes qui ornaient les cinq tableaux de bord. Tu en as déjà vu de plus perfectionné ?

Le jeune homme soupira, puis il sourit, amusé par la puérilité de la question de son père. Comme lui, il exerçait le métier de capitaine de la marine marchande, et rien de ce qui touchait de près ou de loin aux navires, à la mer et aux équipages ne le surprenait. Il connaissait ce monde aussi bien que son père, peut-être même mieux, même s'il possédait moins d'expérience que lui.

- Cela fait un mois que nous cabotons, lui rappela son fils, et depuis un mois, nous n'avons pas rencontré âme qui vive. Sais-tu au moins où nous allons ? Sais-tu ce que nous sommes en train de faire ? Sais-tu ce que nous sommes en train de vivre ?

Le jeune homme avait parlé le regard fixé droit devant lui, comme si les comptes qu'il était en train d'exiger de son père n'avaient pas grande importance.

- Mon garçon, commença le capitaine avec un accent de solennité grave dans la voix, depuis le jour où votre mère, à ton frère et à toi, est décédée - maudit jour - emportée par ce cancer de malheur - paix à son âme - heureusement pour elle foudroyant - depuis ce fameux jour où je suis devenu votre unique famille, à ton frère et à toi, je sais à chaque seconde près, à chaque battement de mon cœur, ce que je suis en train de faire, ce que j'ai fini de faire, et ce que je vais faire. En l'occurrence, nous avons fait le plein de carburant, de vivres et d'eau...

Le jeune homme ne l'écoutait plus, les yeux pétillants de joie devant la solennité du ton du capitaine. La sévérité du vieil homme n'empêchait nullement la malice et la gaieté, mais il les réservait pour ses fils, exclusivement. Cependant, le commandant continuait son petit discours :

- Au cours de mon premier voyage en mer, il y a maintenant plus de trente ans, j'étais alors simple matelot sur un petit cargo, j'ai fait un rêve qui s'est reproduit chaque année pendant trente ans. J'ai rêvé d'un continent, appelé Astralia-Frater-Nité. J'ai rêvé de sa localisation : douze degrés de latitude, trente-sept degrés ouest de longitude. J'ai consulté les cartes maritimes : il n'est mentionnée aucune terre à cet endroit. Aujourd'hui, j'ai l'occasion d'aller vérifier sur place de la réalité de ce continent inconnu, inexploré, mythique et inaccessible. C'est là que nous allons. Si je ne suis pas le seul à avoir fait ce rêve pendant ces trente dernières années, c'est là que nous retrouverons les derniers êtres vivants sur cette terre. Que Dieu nous garde. S'il y a des survivants, et s'ils ont réussi à atteindre Astralia, le continent de la Frater-Nité.

Le jeune homme aux grands yeux bruns et doux buvait les paroles de son père, trop stupéfait pour réagir. Puis un sourire naquit sur son visage et étendit ses lèvres d'une oreille à l'autre. Plus rien de ce qui concernait son père ne le surprenait vraiment.



*



Ils naviguèrent encore plusieurs semaines, cabotant de port vide en port fantôme, pour remplir les soutes de carburant et les immenses glacières de nourriture fraîche.

Dans un premier temps, les passagers se comportèrent comme des enfants joyeux et excités, qui pour effacer une mauvaise expérience, s'étourdissent jusqu'à l'épuisement. Dans un deuxième temps, de plus en plus d'individus tombèrent malade : gastroentérites, dépressions, allergies respiratoires. Le moral de l'ensemble des passagers baissa au point que chacun se retrancha dans sa cabine. Seuls les enfants assistaient encore aux animations organisées par l'équipage.

Les hardis et les inconscients se rassemblèrent en petits groupes pour discuter à longueur de journée et jusque très tard dans la nuit. Quelque soit le groupe, les sujets étaient toujours les mêmes : que faisaient-ils dans cette galère ? Que signifiait la disparition de tout être vivant en bordure de mer ? Qu'allaient-ils tous devenir ?



[Tableau 7/20]

Cherche-moi en Astralia : roman, d'Aimée Déhef, © 2010



Dans l'après-midi, pendant que CAP et FE faisaient la sieste, étendus sous la barque, dans l'ombre fraîche et rassurante de leur unique abri, les trentenaires reprirent leurs débats. Le groupe se scinda en deux : FF et FH étaient d'avis de rester sur place quelques temps, afin de construire des cabanes, de constituer des réserves de nourriture, d'explorer les environs immédiats, et surtout, de localiser !A! avant d'entreprendre le moindre voyage.

De leur côté, HOM et FEM souhaitaient au contraire appliquer à la lettre les consignes de CAP, c'est-à-dire partir immédiatement à la recherche de !A!. HOM Précisa que d'après CAP, la mégapole se trouvait certainement quelque part le long du principal fleuve d'Astralia, et que vu l'immensité de l'embouchure où s'était enlisé le paquebot, in ne pouvait s'agir que de l'estuaire dudit fleuve. HOM ajouta que leur ignorance portait plutôt sur la durée de la remontée du fleuve. HOM était persuadé que la capitale du pays-continent ne devait pas avoir été construite à la source, forcément lointaine, du fleuve. Comme la mégapole devait de plus rester facile d'accès, étant le siège d'un gouvernement central, elle devrait logiquement se situer en plaine, dans une anse du fleuve, ou sur une île au milieu du fleuve.

Pris d'une idée subite, FH escalada un palmier et cria qu'il distinguait au nord les sommets coniques de montagnes volcaniques, et à l'est les pics enneigés de sommets plus élevés.

Les cris de FH réveillèrent CAP qui participa à la discussion en leur révélant la topographie sommaire d'Astralia.

Selon CAP, Astralia se présente comme un continent de quatre mille kilomètres de long, du nord au sud, sur trois mille cinq cents kilomètres de large, d'est en ouest. À l'ouest se trouve une côte désertique et aride le long de laquelle le paquebot avait dérivé, et qui donne sur un vaste désert occupant toute la moitié ouest du continent.

Au centre d'Astralia se dresse un massif volcanique de plusieurs centaines de kilomètres, où tous les fleuves et toutes les rivières prennent leur source. L'est est barré par des montagnes dont les cimes culminent à plus de cinq mille mètres, chaîne qui traverse pratiquement tout le pays-continent du nord-est au sud et qui le coupe de sa côte est. Cette dernière est constituée de plages de sable blanc et de lagons poissonneux.

La capitale !A! fut construite il y a fort longtemps, au pied d'un paysage de collines volcaniques et vallonnées, vertes à perte de vue, à l'endroit où le fleuve forme une sorte de lac, de retenue d'eau naturelle, avant de continuer sa course en plaine.

Au centre de ce lac se trouve une petite île, lieu de gouvernance du Tuteur. Dans une anse naturelle se trouvent les maisons d'habitation des membres du Gouvernement et de l'Assemblée de Représentation, institutions qui siègent au sein d'une citadelle fortifiée. La ville s'étend tout autour du lac naturel jusque dans la plaine, au sud, et jusque parmi les collines vallonnées au nord.

FE se réveilla et vint se blottir dans les bras de sa mère, interrompant ainsi la discussion.

CAP referma son cahier de notes sur Astralia. Il était songeur. Il demanda :

- Que comptez-vous faire de la chaloupe ?

FH répondit qu'elle leur servirait de canot de pêche une fois la cabane construite.

- Vous comptez réellement vous installer ici ? demanda-t-il d'un air dubitatif. Vous n'avez pas peur qu'une marée plus forte que les autres envahissent ces terres ?

FH et FF se consultèrent du regard avant de déclarer qu'ils n'étaient pas nés de la dernière pluie, et qu'en conséquence, ils prendraient toutes les précautions nécessaires avant de s'établir à un endroit précis. En tout état de cause, ils refusaient de suivre CAP dans ce qu'ils appelaient une folie ; ils avaient charge de famille, eux, contrairement à HOM et FEM ; ils devaient d'abord penser à FE et à son bien-être, et ils refusaient de l'entraîner dans une randonnée hasardeuse semée d'embûches, à la poursuite d'une chimère nommée !A!. De plus, rien ne prouvait qu'ils avaient échoué en Astralia. D'après la végétation, ils pouvaient aussi bien être en Afrique qu'en Amérique centrale. Ils attendraient le passage d'un cargo, lui feraient signe et ils rentreraient chez eux.

CAP les dévisagea attentivement et il découvrit sur leurs traits la présence du syndrome du rescapé. Les symptômes en sont successivement une exaltation anormalement élevée, puis une fatigue dépressionnaire de compensation, suivie d'un déni de la réalité, celle-ci étant perçue comme irréelle et menaçante. La seule chose à faire est de provoquer un choc qui détruit le refuge illusoire construit par la pensée, afin de lui donner les moyens de forger les outils intellectuels et affectifs nécessaires à son adaptation face à la nouveauté de l'inconnu.

- Vous allez mourir, si vous restez ici, tous les trois tout seuls, prononça-t-il distinctement, en plantant son regard dans les yeux de sa belle-fille.

Aucune réaction.

- Ton fils va mourir, répéta-t-il lentement.

Une lueur apparut au fond des yeux de FF qui répondit calmement : « Vous vous trompez, CAP ».

- Vous allez peut-être tenir un mois, un an, dix ans, pour finir par mourir l'un après l'autre. Votre choix de rester ici est une impasse. Il faut aller de l'avant, il faut que nous restions ensemble. Il faut trouver une ville, il faut nous assurer que nous sommes bien en Astralia.

FH capitula le premier. Il prit FF par les épaules et il l'attira contre lui. Elle pleurait.

FE alla s'asseoir entre son grand-père et son oncle, qui lui demanda s'il connaissait le jeu du « Ni oui, ni non ». FH, FF et FEM se levèrent et allèrent se baigner. Il faisait chaud et lourd, le ciel bleu dégagé de tout nuage étincelait. La petite famille du CAP venait de franchir avec succès l'étape de la fraternité animale, où l'instinct de groupe prime sur les désirs des individus, tout en tenant compte de leurs besoins. Il devait être midi.



*



Trois jours plus tard, ils furent enfin prêt à partir. CAP doutait que la décision de FF et de FH de se rallier à eux ne fut pas un espoir de fuite. La conscience peut se leurrer elle-même sur les véritables motivations du corps, empêchant ainsi la pensée de concevoir une image fidèle de la réalité et des obstacles qu'elle doit affronter. Ni vraiment les pieds sur terre, sans avoir les moyens de s'envoler, de prendre du recul et de la hauteur, l'esprit erre dans un no man's land entre le ciel et la terre, et il prend des vessies pour des lanternes.

CAP soupira et il chassa ses pensées amères en se concentrant sur le rangement de son sac. Avant de se mettre en route, HOM avait distribué à chacun les tâches suivantes : veiller à ce que chaque gourde fut régulièrement remplie, tâche sous la responsabilité de FE; pêcher du poisson et des crevettes en quantité suffisante pour deux repas par jour, sous la responsabilité de FH ; cueillir des fruits pour le petit-déjeuner de six personnes, sous la responsabilité de FF ; trouver des plants de patates douces et ramasser du bois, sous la responsabilité de HOM ; alimenter un brasero transportable, sous la responsabilité de FEM ; et enfin, sous la responsabilité de CAP, faire le guet des alentours pour prévenir toute apparition intempestive d'animaux venimeux ou affamés, ou d'êtres humains belliqueux. Cette dernière mesure était purement basée sur le principe de précaution, car depuis leur arrivée, même les moustiques ne s'étaient pas manifestés. Peut-être était-ce grâce à l'effet répulsif des citronniers géants qui poussaient en bordure de l'eau ?

Bon an mal an, une routine s'était installée qui les préservait de l'aspect inquiétant qu'aurait pu prendre l'inconnu de leur situation. En dépit de nombreux cauchemars qui les réveillaient, haletants et suants, dans la nuit, FF et FH, HOM et FEM, CAP et FE s'acclimatèrent à leur nouvelle vie et à leur nouvel environnement, en adoptant de nouvelles attitudes et de nouveaux réflexes.

Ainsi, ils prirent l'habitude de balayer du bout de leur chaussure l'endroit où ils avaient l'intention de s'asseoir, ayant souvent pris une fourmilière pour un agréable siège ; ils levaient fréquemment la tête, afin d'éviter les fruits pourris et remplis d'asticots qui menaçaient de se détacher de l'arbre et de leur tomber sur la tête ; ils ne criaient plus, ayant remarqué que leurs cris effrayaient durablement les innombrables oiseaux perchés dans les arbres, et que ceux-ci ne gazouillaient plus mais piaillaient ensuite pendant des heures.

Le temps s'était organisé de lui-même, entre les moments d'intimité nécessaires aux deux couples, entre les contacts nécessaires à la vie des deux familles, celle constituée par FH, FF et FE, et celle constituée par CAP et ses deux fils, entre les relations à l'intérieur de la petite communauté, et entre le besoin d'isolement inhérent à chaque individu. Un équilibre harmonieux se dégageait de leur groupe, et après de nombreux échanges verbaux, chacun paraissait prêt à se faire suffisamment confiance, et à accorder suffisamment de confiance aux autres, pour oser affronter la longue marche qui devait les conduire à la capitale d'Astralia. Il avait été convenu, à l'unanimité, que l'on longerait le fleuve en le remontant sur sa rive droite, le temps qu'il faudrait pour atteindre !A!. Sans un regard pour la chaloupe abandonnée, dernier vestige de son passé, le groupe se mit en route.



*



Durant une semaine, ils marchèrent sans rencontrer ni obstacle, la berge droite du fleuve était peu escarpée et faite d'un mélange de terre brun pâle et de sable blanc, ni animaux dangereux ou êtres humains agressifs. La plupart du temps, ils marchaient en lisière de l'eau, là où le sable mouillé durcissait, et leurs traces étaient rapidement effacées par les vaguelettes qui venaient lécher le rivage.

Ils mangeaient à leur faim et ils dormaient mieux depuis qu'ils s'étaient donnés un objectif à la fois ambitieux et réalisable. CAP estima qu'ils avaient parcouru environ trois cents à trois cent cinquante kilomètres, lorsqu'il fut alerté par FE. Celui-ci avait aperçu une trace dans le sable devant lui.

Lorsque l'enfant était fatigué, CAP le faisait passer devant lui, en tête, et le reste du groupe marchait à son rythme, ce qui permettait à tout le monde de se reposer en ralentissant l'allure, sans s'arrêter.

CAP posa sa main sur l'épaule de FE, l'obligeant à stopper. Une traînée dans le sable leur barrait la route. Une ornière qui paraissait avoir été tracée par un bateau que l'on tire sur le sable, et qui se perdait dans la forêt de bananiers.

CAP leur fit rebrousser chemin jusqu'à un bananier géant qu'ils escaladèrent rapidement. Dissimulés derrière les larges feuilles de l'arbre fruitier - feuilles assez larges pour faire cuire en papillotes un jambon ou un cuissot dans de la braise - ils assistèrent à un spectacle macabre d'anthropophagie.

Ils virent un petit groupe d'homme maquillés, habillés et armés comme des guerriers, traînant un homme jeune et désarmé, déjà mort. Les soldats firent un feu sur la berge, dépecèrent l'homme et mangèrent ses abats. Puis ils brûlèrent son cadavre, et lorsque tout fut consumé, ils recouvrirent le brasier fumant avec du sable, puis ils traînèrent la barque cachée dans un bosquet de lilas, et il la mirent à l'eau. Ils montèrent tous à bord, prirent chacun une rame et le large où leur image s'évanouit lentement.

D'après HOM, ils avaient assisté à un rite initiatique où la victime sacrificielle avait accompli son offrande, afin d'assurer la pérennité de la tribu, renouvelant par son don la force des hommes, la santé des enfants et la fertilité des femmes.

- Des Astraliens ? demanda FH.

- J'en doute, répondit HOM. Ces hommes semblaient provenir d'une société primitive, comme il en existe encore dans des îles isolées et éloignées de toute civilisation.

- J'espère que tu as raison, mon fils, dit gravement CAP.

- Le fait qu'ils viennent sur Astralia pratiquer ce rite sacrificiel prouve qu'ils la considèrent comme supérieure et bénéfique, ajouta HOM.

- Un gage de réussite en somme, dit FH avec ironie.

- Les croyances des uns se nourrissent des corps des autres, conclut HOM. L'amitié des hommes sans croyances sécrète cette simplicité qui se nourrit d'elle-même, et qui n'a besoin ni de rite, ni de sacrifice.



*



Ils reprirent leur marche le long du fleuve. Celui-ci était toujours aussi large qu'à son embouchure ; on distinguait vaguement l'autre rive dont on apercevait la cime des arbres qui la bordaient. Ils ne firent plus de mauvaises rencontres ; le climat était doux, chaud la journée et rafraîchissant le soir. Les nuits étaient sèches, et si une brume d'humidité stagnait aux abords immédiats de l'eau, le brouillard s'évaporait sous les premiers rayons du soleil. Les conditions atmosphériques étaient vraiment enchanteresses et paisibles. Il était facile de vivre sous un tel climat.

CAP calcula qu'ils devaient avoir parcouru la moitié de la distance les séparant d'!A!, soit quatre cents kilomètres. Il se savait fatigué. Même si son moral restait bon, il sentait la lassitude s'installer et prendre ses quartiers dans ses jambes, dans ses mains et dans son cœur. Ses mains s'engourdissaient, ses jambes et son cœur s'alourdissaient. Il se demandait ce qu'il devrait faire une fois arrivé à la capitale. Il ne connaissait personne, même s'il était instruit de la géographie et de l'histoire d'Astralia, ce pays-continent, et d'!A!, sa capitale, des us et des coutumes, des mœurs et des usages des Astraliens et des Ains - les habitants d'!A! - sans les avoir jamais rencontrés.

Quelques fois, il avait l'impression d'avoir passé toute sa vie à étudier une civilisation antique, assez ancienne pour avoir disparu depuis plusieurs milliers d'années, et qui réapparaîtrait ressurgissante du passé comme si elle n'avait jamais cessé d'exister.

Il ralentit la cadence de son pas ; le soleil était bas à l'horizon, la nuit n'allait pas tarder à brouiller les repères. Il était temps de commencer à chercher une clairière pour y passer la nuit.

Il avait remarqué lors de leurs précédents bivouacs, que le campement le plus sûr pour la nuit était une clairière de sable fin, sans cailloux, entourée de quelques citronniers, située à une dizaine de mètres de l'eau fluviale, sans rivière ni ruisselet à proximité - la plupart des petits animaux viennent boire pendant la nuit, ce qui attire les gros animaux qui les chasse pour les dévorer - et sans voûte de végétation au-dessus d'eux - dès que l'on pénétrait plus avant dans la forêt, celle-ci se transformait en véritable jungle avec une végétation qui se dressait jusqu'à vingt ou trente mètres au-dessus du sol, peuplée d'animaux d'une diversité incroyable.

Une heure plus tard, CAP avait trouvé le lieu idéal. Il fit stopper la petite colonne. Chacun vaqua à ses occupations. Lui se coucha dans un coin, son sac en guise d'oreiller, un morceau de bâche sur le corps, et il s'endormit, sans avoir pris de souper.

Le même rêve revint cette nuit encore. Un rêve semblable à tous ceux qu'il avait déjà eu lors de ses traversées en tant que capitaine de la marine marchande, en tant que commandant de bord de paquebots de croisière, en tant que simple matelot à bord de cargos de marchandises.

Son rêve commençait par l'apparition d'une nature luxuriante, colorée et bruyante. Il marchait dans une forêt vierge, une jungle haute, large et cependant facile à traverser. Il sortait de la jungle et il découvrait une route en terre où circulaient quelques vélos et des chevaux, montés par des hommes et des femmes avenants et souriants, qui le saluaient lorsqu'ils passaient devant lui.

Au loin, on entendait le bruissement d'une fourmilière humaine, une ville que l'on devinait géante à l'incessant brouhaha qui suintait de ses faubourgs. Les bruits paraissaient plus humains que robotiques. Une ville géante à visage humain. C'est ainsi qu'il la qualifia lorsqu'il la découvrit du haut d'un promontoire vallonné. La ville s'étalait autour d'un lac parmi un paysage de vallons verdoyants. Il aperçut du bleu, du vert et du jaune : de l'eau claire, des arbres majestueux, et le soleil, éclatant. Et des millions de fourmis qui s'activaient, qui s'agitaient, qui se déplaçaient dans cet immense espace habité.

Il découvrit combien il avait besoin de cette ville, de son immensité et de sa vitalité, combien il dépendait de ses habitants par l'amour et l'amitié qu'il leur portait. Il ne connaissait personne et pourtant, il aimait tout le monde. Personne ne le connaissait, et pourtant certaines personnes le saluaient. Il se sentait comme chez lui, et pourtant il n'était jamais venu ici. Plus important encore, ce rêve et ses récurrences lui apprenaient à apprivoiser ce sentiment de fraternité qu'il sentait naître en même temps que le rêve qui se déroulait.

Le voyage qu'il accomplissait par le rêve lui apprenait à vivre la réalité de cette fraternité qui inondait la vie du rêve, et qui le possédait dès qu'il pénétrait dans la ville. Ensuite, il rentrait chez lui, il reprenait sa vie de médecin, dans son cabinet d'un faubourg à l'est de !A!, il s'endormait à côté de sa femme, et le matin, il réveillait ses deux enfants qu'il emmenait à l'école, après une nuit passée à rêver qu'il était capitaine de la marine marchande sur le fleuve qui reliait !A! à la mer...

CAP se réveilla avant tout le monde, avec la certitude d'être déjà venu ici, dans cette clairière, le long de ce fleuve, et d'avoir effectué ce trajet à de nombreuses reprises. Les autres se rendraient bientôt compte qu'eux aussi connaissaient déjà ce continent, avant d'y avoir débarqué. Il fallait simplement leur laisser du temps. Chaque chemin doit être parcouru à son rythme, et chaque rythme est différent l'un de l'autre.

L'aube pointait à travers le feuillage. La lumière prenait possession d'un nouveau jour. La conscience de CAP s'était raffermie. CAP était moins fatigué que la veille.



*



Journal de CAP, 17 juillet 19.. :

« Nous allons bientôt arriver à !A!. Je la sais, je le sens. Encore trois cents à quatre cents kilomètres, encore une à deux semaines de marche. Ce sont mes dernières journées. Des journées paradisiaques, il est vrai. Nous mangeons comme des rois, nous dormons à la belle étoile comme des vagabonds, et nous ne faisons travailler que nos jambes, ce qui, il est vrai, ne nécessite pas un gros investissement ni une énorme dépense d'énergie.

Nous sommes libres, nous vivons librement et nous ne nous en rendons même pas compte. Seul l'enfant semble profiter pleinement de l'instant présent, les autres se chamaillent sans arrêt.

FEM voulait s'arrêter pour peindre. J'ai découvert à cette occasion que son sac contenait principalement des gouaches, des rouleaux et des feuilles de papier, et de nombreux pinceaux. Pas de trousse de maquillage, ou alors elle la cache bien ! D'ailleurs, elle n'en a pas besoin, elle est très belle au naturel, ce que préfère mon fils, d'après ce que j'en ai compris.

Il lui a interdit de s'arrêter, lui expliquant que les quatre cents kilomètres n'allaient pas se faire tout seuls, qu'elle peindrait au prochain bivouac - elle a rétorqué qu'ils ne s'arrêtaient jamais assez longtemps à midi, et que le soir, il n'y avait pas assez de lumière - il a répondu qu'elle peindrait une fois arrivé à
!A! - elle a gémi que c'était trop loin, que la marche l'épuisait, qu'elle n'y arriverait pas - alors, il s'est approché d'elle, l'a prise dans ses bras, lui a murmuré quelque chose à l'oreille, elle m'a jeté un regard compatissant - j'ai compris qu'il lui parlait de moi - le courage lui est revenu pendant qu'il lui parlait de ma maladie incurable, de mon mystère - pourquoi aller mourir en !A! ? Comment suis-je si sûr d'y mourir ?. Elle a fermé les yeux pendant qu'il l'embrassait, puis ils ont repris leur marche main dans la main.

Je les ai laissé prendre un peu d'avance. J'attendais FH et FF.

Je les ai entendu avant de les voir. FE est venu s'asseoir à côté de moi sur la souche d'un arbre renversé - qui, soit dit en passant, m'a laissé perplexe quant à la raison qui a fait que cet arbre ait été abattu. Tempête ? Main humaine ? Dégât causé par un animal ? Quel animal ? Mes réflexions furent interrompues par des éclats de voix.

- Tu aurais dû me le dire, au lieu de tout garder pour toi, que tu ne voulais pas que je lave cette chemise, lançait la voix aiguë de FF.

- Mais je te l'ai dit hier, protesta la voix grave de FH.

- Hier, c'était hier, je ne l'ai pas lavée hier, cette chemise, je l'ai lavée aujourd'hui. Ce matin !

- Hier... aujourd'hui... c'est du pareil au même. Je ne veux pas que tu touches à mon linge sale, je peux très bien le laver tout seul !

- Mais je suis ta femme !

- Pas ma servante.

- À la maison, c'est moi qui faisais toutes les corvées et tu ne t'en plaignais pas...

- Mais, chérie, c'est mieux maintenant, je t'aide et nous sommes deux à faire ces corvées.

- Oui, sale hypocrite, tu fais la lessive parce que nous vivons sous le regard de ton frère et de ton père...

- D'ailleurs, le voilà. Salut papa ! cria FH en agitant la main.

Je me tournai vers eux, je leur adressai un sourire et je mis ma main en cornet autour de mon oreille :

- Que dis-tu ? demandai-je à FH.

- Rien, répondit-il avec un large sourire de connivence.

Il saisit la main de sa femme et cette dernière sourit à son tour. Son sourire m'avait l'air un peu forcé. Je les enviais ! »



*



Journal de CAP, 18 juillet 19.. :

« Nous avons passé la journée à monter. Nous avons escaladé plusieurs collines, zigzaguant à la montée et à la descente pour nous retrouver au sommet de la colline la plus haute. Cette nuit, nous campons en hauteur et nous côtoyons une cascade qui nous emplit les oreilles d'un constant bruit de remous et de chutes d'eau. Nous avons le monde à nos pieds. Devant nous et tout autour de nous, le paysage est à couper le souffle.

Derrière nous et au loin s'étend la mer. Comment pouvons-nous la voir, éloignés de près de cinq cents kilomètres, est un mystère complet. Elle paraît si proche !

Entre nous et la mer, le fleuve qui serpente tel un large ruban miroitant, et qui par son eau profonde et limpide paraît révéler les entrailles de la terre, et qui en fait, reproduit l'exacte réplique du ciel.

Devant nous, un moutonnement de collines verdoyantes avec dans les creux, des arbres rassemblés en troupeaux. Rien ne semble avoir été bâti de main d'homme. On dirait plutôt que c'est la douceur du climat qui a dompté la sauvagerie d'une nature primitive, en la transcendant, en l'élevant au-dessus d'elle-même, révélant par là le meilleur d'elle-même : sa force paisible et grandiose, sa beauté farouche, sa constance intraitable, sa tolérance infinie et sa générosité archaïque et originelle. Un peu plus loin, le fleuve disparaît derrière un moutonnement plus élevé que les autres.

Nous sommes un peu déçus. Nous pensions apercevoir des habitations, un village, un avant-poste, une route, quelque chose signée de la main de l'homme. Rien. Pas un signe. Aucun message. Que des promesses, pas de présages. Pas de signal, seulement de l'espoir. Et si j'avais tort ? Si !A! n'était qu'un mirage, qu'un rêve ? Le rêve d'un vieillard fou ?

Je tente de me rassurer en me raisonnant. Je me dis qu'une grande partie du voyage vient de s'achever, et que la dernière partie de notre périple commence seulement maintenant : nous sommes au cœur d'Astralia, et ce continent ne va pas délivrer tous ses secrets en une nuit. Nous devons faire preuve de patience et de tolérance envers nos faiblesses. Nous devons prendre un repos bien mérité. L'altitude doit y être pour quelque chose dans cette baisse de moral. Il faut laisser à nos organismes le temps de s'adapter à la diminution du taux d'oxygène contenu dans l'air que nous respirons. Ça ira mieux demain.

En attendant, je me laisse bercer par le bruit des chutes d'eau. La cascade coupe en deux l'horizon, à notre droite : en amont de la cascade, là d'où nous venons, il y a des palmiers-dattiers et des bananiers ; en aval, poussent des champs entiers de pêchers, d'abricotiers et de pommiers. Nous entrons en félicité, notre fortune perdure. »



[Tableau 8/20]

Cherche-moi en Astralia : roman, d'Aimée Déhef, © 2010



Journal de CAP, 19 juillet 19.. :

« Je rapporte une conversation que nous avons eu, mes fils et moi, aujourd'hui ce matin de bonne heure, alors que les femmes et l'enfant dormaient encore. Je sais que mes fils reliront ce journal encore longtemps après ma mort, et je voudrais qu'ils se souvinssent de ce qu'ils dirent, ce jour-là.

Nous partagions nos doutes quant à la présence d'une civilisation suffisamment évoluée, au moins aussi évoluée que celle dans laquelle nous étions nés tous les trois. À vrai dire, nous nous attendions à rencontrer une société paysanne sédentaire. En effet, nous étions d'accord tous les trois sur le fait que si cette société était aussi développée que nous sur le plan technologique, nous l'aurions forcément rencontrée lors de nos nombreux déplacements. De plus, le niveau technologique développé par cette société l'aurait forcément exposée aux autres continents, et elle n'aurait pu garder ni son anonymat, ni le secret de son existence. Elle n'aurait pas été épargnée par l'exploitation de ses richesses naturelles, par l'épuisement, puis par l'extinction. HOM intervint :

- Je crois que nous devons nous attendre à rencontrer une société basée sur l'autonomie agricole, l'autarcie même, où la nourriture est à la libre disposition de tous, animaux, plantes et êtres humains.

- Que fais-tu du rapport de force entre les humains et les animaux ? Comment crois-tu qu'ils cohabitent et quelle est la nature de leurs échanges ? demanda FH.

- Des territoires ont certainement été partagés il y a fort longtemps... répondit HOM.

- Dans ce cas, il s'agirait d'une civilisation beaucoup plus évoluée que la nôtre, l'interrompit FH. Une société développée au point d'avoir réussi à faire cohabiter des êtres humains et des animaux sauvages sans qu'ils s'entretuent, sans qu'ils s'entredévorent et sans qu'ils s'exterminent les uns les autres.

- Eh bien, jusqu'à présent, nous n'avons rencontré aucun enclos d'élevage, ni aucune bête féroce. Cela tend à prouver que leurs relations sont pacifiques, affirma HOM.

- Alors les carnivores n'existeraient pas, ici ?! m'exclamai-je, incrédule.

- Exactement, affirma FH. Sauf le cannibalisme...

- Qui proviendrait d'une île, et non de ce continent-ci, ajouta HOM.

- Donc, d'après vous, continuai-je en les regardant l'un après l'autre, la violence aurait été éradiquée de cette terre, il y a très longtemps, et c'est ce qui l'aurait préservée ?

- Oui, confirma FH.

- Exactement, renchérit FH. Enfin, peut-être pas éradiquée, mais suffisamment bien canalisée, très intériorisée et fortement encodée, pour qu'elle ne s'exprime plus par des débordements incontrôlés et préjudiciables à la survie des espèces vivantes. Un contrôle de la nature par la culture aurait abouti, ici, à ce résultat. À mon avis, et pour être plus précis, cette civilisation a réussi à maîtriser son climat, par je ne sais pas quel moyen. Cette maîtrise des éléments - l'eau, la terre, le feu et l'air - l'a conduite à la domestication - sans aliénation de part et d'autre - de la nature, et à l'apprivoisement de sa propre nature humaine.

- Passionnant ! dis-je en conclusion. Reste à vérifier si tout ce que vous avancez en théorie, est juste, dans la pratique. »



*



Journal de CAP, 20 juillet 19.. :

« J'écris à la lueur de la pleine lune, dans un concert de stridulations de grillons, de coassements de grenouilles et de hululements de hiboux. Nous avons parcouru encore environ quarante kilomètres, le long du fleuve. Il me semble que ses rives se sont rapprochées, que le fleuve a rétréci. Nous ne sommes plus très loin de sa source. Ses berges sont recouvertes d'herbe tendre, une herbe fraîche que nous foulons toute la journée de nos pieds nus.

Après notre passage, les brins se redressent, faisant comme si nous n'étions jamais passé par là. Comme si nous étions arrivés là d'un seul coup, passant du rêve à la réalité en une seconde, de la réalité au rêve en un court instant. Nous évoluons entre le rêve et la réalité, la douceur et le bien-être du rêve, et tous nos sens qui nous répètent que ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous sentons, tout est bien réel, le rêve comme la réalité, les vergers, la prairie, le fleuve, les collines, comme le ciel bleu, l'air tiède et les nuits rafraîchissantes.

Dans l'après-midi, nous aperçûmes une statue posée sur le rivage, les pieds dans l'eau. Deux fois plus grande que moi, elle représente un homme aux traits empreints de noblesse, debout les bras le long du corps, les jambes jointes, les paumes à la verticale tournées vers l'autre rive. De l'autre côté du fleuve s'élève une statue similaire, mais avec une longue chevelure et des traits féminins. Derrière, des huttes en paille et terre séchée forment un petit village. Nous avons à présent la preuve que Astralia est habité.

Et nous avons peur. Nous nous sommes regardés avec appréhension. Dans nos esprits, la pirogue des cannibales rejoint ces huttes inhabitées. J'ai ordonné à mes compagnons de nous éloigner et de nous diriger vers un énorme pommier, derrière lequel nous nous sommes assis, afin de pouvoir observer le village sans être vu. HOM a escaladé les branches basses et il s'est hissé vers la cime. Il nous a murmuré qu'il n'apercevait aucune forme de vie, ni de ce côté-ci du fleuve, ni de l'autre côté. Nous nous sommes détendus, et nous avons été assez rassurés pour nous tenir à découvert.

Nous nous sommes alors dirigés vers la statue et nous avons pu constater qu'elle comporte une ouverture à sa base, qui permet à un homme de bonne corpulence de la traverser.

- Un pont ! s'exclama FF. Ces statues sont les anciens vestiges d'un pont.

- Tu as raison, ma chérie, dit FH, en se tenant dans l'embrasure de ce qui avait certainement constitué l'extrémité d'un pont reliant les deux rives.

À la demande pressante de FEM, nous avons installé notre bivouac non loin du pommier, et FEM a déballé son matériel de peinture afin de composer un tableau comprenant les deux statues, le fleuve et le village déserté. Elle a peint jusqu'au soir, pendant que FF, FH et FE jouaient dans l'herbe à cache-cache et à colin maillard, et que HOM reproduisait dans un carnet les signes gravés dans la pierre, essayant de les déchiffrer.

Je voudrais terminer le récit de cette journée en confiant mes craintes qui seront, je l'espère de tout cœur, démenties plus tard : ce modeste village ressemble trop aux villes désertées de notre continent natal, que nous avons rencontrées à maintes reprises lors de notre cabotage, avant que je ne prenne la décision de nous rendre en Astralia. Je prie ardemment et dans le silence de mon âme, le dieu de l'univers de ne pas nous faire revivre l'étrangeté d'une situation, que nous n'avons toujours pas réussie à interpréter correctement, et qui hante parfois mon sommeil. »



*



Journal de CAP, 21 juillet 19.. :

« - Grand-père ! Bon anniversaire ! s'écria FE en me sautant au cou.

J'avais oublié qu'aujourd'hui j'ai cinquante quatre ans. J'ai été très touché que l'enfant y ait pensé.

FH m'embrassa, suivi de sa femme, ma belle-fille, qui m'assura que le jour anniversaire de la venue au monde d'un homme aussi courageux que moi se devait d'être un jour de fête. Je la crus sur parole.

HOM vint me prendre dans ses bras, embrassades que nous ne pratiquons qu'avec parcimonie, et j'ai immédiatement retrouvé le petit garçon chaleureux, direct et attachant qu'il avait été tout jeune, et qui s'était transformé en un grand homme aussi lointain que discret.

FEM m'embrassa gentiment en me souhaitant simplement un heureux anniversaire, et en me remettant la peinture réalisée la veille. Ce cadeau me toucha beaucoup, car c'était vraiment un magnifique tableau. Les couleurs et les formes que l'artiste-peintre avait données au paysage reflétaient avec exactitude les sentiments que la nature avait fait naître en chacun de nous, et que exprimions souvent lors de nos nombreuses discussions qui occupaient nos si longues marches. Le bien-être des sens comblés par une multitude de couleurs et d'odeurs parfumées, des bruits disparates et cependant harmonieux, plein de vitalité et toujours en mouvement, depuis les bruissements jusqu'aux bourdonnements, en passant par les craquements, les gazouillements et les sifflements.

Je roulai et je rangeai soigneusement la peinture dans mon sac, et nous reprîmes notre route, par un chemin que nous étions seuls à tracer, les seuls à connaître et les seuls à emprunter, et qui se refermait derrière nous après chacun de nos pas, et nous parcourûmes ce jour-là, à nouveau environ quarante kilomètres.

Pendant notre marche de l'après-midi, l'enfant marcha à mes côtés jusqu'au soir et me posa de nombreuses questions sur les habitants supposés, d'Astralia en général, et de !A! en particulier.

Je lui répondis que ne les ayant jamais rencontrés, je ne les connaissais pas vraiment. L'enfant me demanda comment cela se pouvait, que ne les ayant jamais rencontrés, je sois aussi sûr de pouvoir les connaître ? Peut-être sont-ils méchants et dangereux ? ajouta-t-il. Peut-être vont-ils nous faire du mal ? Peut-être vont-ils nous mentir, nous enfermer, ou se moquer de nous ?

Je lui répondis qu'il n'avait pas tort, c'est pourquoi il nous faudrait être vigilant et sur nos gardes. Puis je lui demandai ce qu'il pensait faire quand il rencontrerait un autre petit garçon, avec qui il voudrait devenir ami. Je lui propose de jouer avec moi, me répondit l'enfant. C'est la même chose pour les adultes, lui expliquai-je. Pour faire la connaissance de quelqu'un et nous en faire un ami, nous lui proposons de partager un repas et nous engageons la conversation, ce qui correspond au jeu des enfants. Une fois que nous aurons constater que les Astraliens ne nous veulent aucun mal, nous pourrons jouer ensemble. »



*



Journal de CAP, 22 juillet 19.. :

« À notre seizième jour de marche, nous aperçûmes des champs abandonnés. Nous longeâmes pendant nos quarante kilomètres de marche quotidienne des champs de céréales, qui ressemblaient à de l'orge blanche et à du blé épeautre noir. Les moissons semblaient avoir été faite une semaine auparavant, car il restait encore des chaumes dans la terre. La paille n'était pas complètement sèche et les agriculteurs n'avaient pas encore ramassé, ou brûlé, ou enterré, les restes des moissons, en préparation à de nouvelles semailles ou à une jachère.

Le spectacle ininterrompu de ces nombreux champs nous mit en joie pour deux raisons : la première fut que nous ressentions physiquement la présence d'une grande population, une population assez nombreuse pour être nourrie par tous ces champs ; la deuxième raison fut que nous découvrions une activité humaine semblable à la nôtre, l'agriculture. Notre bonheur n'aurait pas été le même si nous avions découvert un peuple de chasseurs, ou d'éleveurs-nomades.

Nous avions pu constater combien les eaux du fleuve étaient poissonneuses, combien prodigues en fruits étaient les forêts de bananiers et les vergers, et nous constations en supplément que des céréales avaient été plantées puis récoltées, ceci afin de nourrir un grand nombre d'êtres humains. Si la terre était aussi généreuse avec ses habitants, c'est que ceux-ci devaient être foncièrement bons, pensai-je naïvement.

Nos ventres et nos cœurs furent très sensibles à cette découverte supplémentaire, relative à la satisfaction d'un de nos besoins fondamentaux, la faim. Nos têtes, quant à elles, ne purent s'empêcher de produire des réflexions, des images et des idées alarmantes, qui alimentèrent des conversations angoissantes jusqu'au repas du soir.

Peut-être n'étions-nous en train de voir que le bon côté de ce continent, et que le mauvais côté serait aussi mauvais que le bon côté était bon ?

Quid de l'organisation politique et économique d'Astralia, de sa hiérarchie sociale ? Esclavage, pauvreté, famine organisée ? Travail forcé des enfants, asservissement de la population féminine, exploitation de la dépendance des personnes âgées, enfermement des personnes handicapées ou infirmes ou désavantagées ?

Culte de la beauté à outrance ? Dévotion à la force ? Supériorité du plus grand nombre et écrasement des minorités ? Exploitation des différences, instrumentalisation des contradictions, manipulation des contraires et des contrastes en vue d'une obéissance unilatérale ?

Allions-nous trouver un esprit unique gouvernant un peuple unique, offrant à chacun de ses pions interchangeables une vie uniforme dans une ville uniformisée ?

Ou bien au contraire allions-nous trouver les preuves de l'éclosion et de l'épanouissement de points de vue différents, de philosophies différentes, de manières de vivre et de penser différentes ? »



*



Journal de CAP, 23 juillet 19.. :

« Le lendemain, nous découvrîmes une route pavée partant du fleuve. Les statues en vis-à-vis de chaque côté du fleuve montaient la garde. Des lambeaux de corde pendaient des épaules de l'homme et s'agitaient dans le vent.

Nous prîmes notre dernier repas à proximité du fleuve, puis nous nous mîmes en route sur des pavés tellement usés et anciens qu'ils formaient une surface entièrement plane, lisse et miroitante. Apparemment, cette route avait été construite il y a plusieurs millénaires, et elle était toujours en service, sans aucune trace de poussière.

Allions-nous découvrir des engins construits avec une technologie novatrice ? Animés par une source d'énergie inconnue ? Nous étions tous très impatients d'arriver à la capitale.

HOM nous inculqua quelques rudiments de la langue dont les caractères étaient gravés au bas des statues et qu'il avait réussi à déchiffrer. D'après lui, l'astralien serait issu d'un mélange d'araméen antédiluvien et de latin pré-classique : des onomatopées - comme « oir » ou « ère », au nombre de treize - associées à une consonne - il y en aurait sept : b, k, l, m, r, s et v - composeraient un mot d'une syllabe, ce mot désignant une chose ou un être vivant. Les mots monosyllabiques composés entre eux formeraient une idée. Une phrase exprimant une seule idée, l'articulation entre chaque phrase donnerait l'idée générale ainsi que toutes ses subtilités.

Dans le langage des Astraliens, toujours d'après HOM, on partirait du plus petit pour arriver au plus grand, et non l'inverse. Pour dire « bonjour », on devrait d'abord dire « jour » avec les mots « soleil » et « réveillé », puis « bon » avec les mots « eau » et « sourire ». La civilisation astralienne aurait d'abord appris à maîtriser le monde le plus petit, le microcosme ou le monde intérieur, avant de maîtriser le macrocosme, ou l'accès à l'univers.

D'après HOM, ils ont commencé par maîtriser leur propre monde intérieur, celui des sentiments, des sensations et des pulsions, il y a des millénaires, puis ils seraient parvenu à la maîtrise des corps, donc à l'invention des machines, puis à la maîtrise des déplacements à l'intérieur d'Astralia. Ils en seraient actuellement à la phase d'exploration de l'univers extérieur, au-delà des mers et des airs.

La route que nous suivîmes resta déserte, bordée de bosquets de bergamotiers odorants, dont le feuillage persistant parfume en toute saison l'air du temps, et d'innombrables mûriers, qui assuraient ombre et fruits succulents à ceux qui voyageaient dans les jours chauds. Un figuier planté au milieu de chaque carrefour rompait la monotonie de cette route presque rectiligne.

La nuit tomba lorsque nous parvînmes à la troisième intersection. Nous découvrîmes une source qui se déversait dans un bassin façonné par l'homme. Nous installâmes notre bivouac derrière un bosquet de bergamotiers, grisés par toutes les fragrances dont nous avions été accompagnés toute la journée. »



*



Journal de CAP, 24 juillet 19.. :

« Le problème du ravitaillement se posa peu après avoir quitté les berges du fleuve, riches en fruits, en patates douces et en poissons. Chacun pouvait emporter dans son sac à dos des rations pour deux à trois jours. Au-delà, la nourriture fraîche que nous trouvions à profusion autour de nous ne se conservait pas. ce fut FF qui eut l'idée de mettre à germer des graines de blé, d'orge et de soja, que nous ramassâmes aux abords des champs, tels des oiseaux qui picorent les miettes d'un festin. Nos repas furent frugaux mais suffisants, composés de mûres et de figues noires, et de céréales germées.

En me repérant grâce au soleil, je calculai que la route plongeait plein ouest. Pourtant, à la fin de ce deuxième jour passé à marcher vers l'intérieur des terres, loin du fleuve, il me sembla être revenu plein nord. Je pensai que la route avait dû être tracée selon un arc de cercle d'un diamètre d'environ deux cents kilomètres, et que le fleuve faisant une courbe vers l'est, reprenait ensuite la direction du nord, décrivant ainsi l'autre moitié de l'arc de cercle. Nous étions en train de parcourir le périmètre de ce cercle, et si nous avions continué à longer le fleuve, nous aurions parcouru l'autre moitié de la circonférence du cercle, débouchant ainsi dans la capitale par la voie de l'eau, alors que nous étions en train d'y arriver par la voie terrestre. À ce stade de notre voyage, je n'étais guère en mesure d'établir une différence quelconque entre ces deux voies. Nous marchions au petit bonheur la chance, et advienne que pourra !

En théorie, nous devions arriver en !A! des deux jours, trois au maximum. Comme nous étions loin de ressentir de la fatigue ou de la lassitude, nous aurions pu traverser Astralia en long et en large, du sud au nord, à condition évidemment que le reste du continent soit conforme, ou mieux, que ce que nous avions pu déjà en découvrir, c'est-à-dire une nature généreuse, un climat paisible et doux, et un relief accessible.

Dans mon souvenir, la côte ouest d'Astralia que nous longeâmes depuis le paquebot, était aride, escarpée et dénudée. Un abord qui n'encourageait pas l'exploration. Quel contraste entre ces premiers contacts rébarbatifs - je pensai aussi aux sables mouvants du sublime mais mortel estuaire - et le caractère accueillant, disponible et hospitalier de l'intérieur des terres.

Conquis par tant de charme, consentant à tant de qualités, conscient que de tant d'atouts ne pouvait naître que du bon, je décidai néanmoins de rester vigilant, d'autant plus que depuis quelques heures, depuis que nous reprîmes notre marche après la halte de midi, précisément, je me sentais surveillé. Les autres n'avaient rien remarqué et ils se contentaient de mordre la vie à pleine dent avec insouciance et légèreté, jouant à s'éclabousser dans les ruisseaux, à se jeter de la paille à la tête, à se gaver de mûres juteuses, perchés dans les branches basses et noueuses des puissants arbres qui ombrageaient la route.

Il me sembla que les arbres bougeaient et changeaient de place. Pas les plus gros, ni les plus hauts. Plutôt les plus petits, les arbrisseaux, les bosquets les moins épais. Je n'avais pas la berlue ! Certains arbres changeaient de place ! »



*



Numence GalerieLittéraire

Contact : www.numencegalerielitteraire@gmail.com



¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤