Quel est le cadeau de Noël idéal ?
Celui qui plaît à coup sûr... celui que l'on offre, comme celui
que l'on reçoit. Comment peut-on être certain(e) qu'un cadeau va
plaire à coup sûr ?... Est-ce celui qui est rare et cher ?
Celui qui est beau ? Ou celui qui vient du cœur ? Un peu
de tout cela probablement...
[Tableau 3/4]
Le
cadeau
Je
te déclare ma flamme un peu avant le repas du réveillon de Noël.
Je comprends que tu sois surprise (il y a trois jours tu ne savais
même pas que j'existais). Je comprends que tu sois surprise par
le moment choisi pour faire une telle déclaration. Je ne comprends
pas que tu sois surprise par ma déclaration. J'ai des doutes... une
hésitation... et si je me trompais... et si tu me trompais... je ne
m'en remettrais pas.
Je
préside le repas. Je t'ai offert un cadeau, un cadeau de Noël, un
cadeau de fiançailles. C'est mon anniversaire aujourd'hui et je te
fais un cadeau : un livre numérique.
Tu
ne le vois pas. Tu ne le prends pas dans tes mains. Tu préfères les
livres en papier et en carton, les pages que tu peux toucher tourner
corner, le parfum de l'encre que tu peux respirer, le plat de la
couverture que tu peux caresser lisser gratter même. Tu préfères
l'objet que tu pourras un jour perdre donner échanger prêter.
L'objet que tu ranges sur une étagère, une étagère choisie dans
cet unique but : ranger des livres en papier, en carton et en
cuir.
Tu
préfères de loin l'objet que tu peux contempler, l'objet qui capte
la lumière du jour, celui qui se glisse dans la pénombre du salon
la nuit, de la chambre en sommeil, l'objet qui se glisse sous le lit
sous le canapé sous un autre livre sous un coussin sous un pied de
table, l'objet qui acquiert au fil des ans d'autres fonctions
d'autres utilités d'autres beautés, d'autres vies.
Il
n'a pas encore imaginé l'étagère où ranger un livre numérique,
un emballage cadeau pour cet objet tellement moderne que sa naissance
n'a pas encore été officiellement déclarée. Il attend quoi ?
Il attend quoi pour inventer l'odeur du livre numérique, le toucher
du livre numérique, son parfum sa deuxième vie sa septième vie son
recyclage... (on recycle bien le papier et le carton). Il
rentre la tête dans les épaules, il se renfrogne, il a fini son
discours sur la beauté des livres numériques, il se rassied, il
tend son verre devant lui, tous les invités en font autant, sa
famille et la belle-famille, il se tourne vers elle, sa fiancée, son
amour, l'amour de sa vie, et il lui dédicace cet instant, avec sa
magie sa lumière sa fugacité et sa puissance.
Elle
porte la coupe à ses lèvres et elle en boit une petite gorgée.
Elle a mal au ventre. Elle est stressée. Elle doit le cacher. Elle
n'aimerait pas qu'on s'en rende compte. Elle a peur de cet instant,
de ses fiançailles, du cadeau, de l'amour, de la vie, elle a peur.
Elle ne comprend pas d'où vient cette peur. Comment est-elle née ?
Elle ne se le rappelle pas. D'un seul coup elle s'est présentée à
elle, devant elle, en elle, présente là au creux du ventre bien au
chaud dans son ventre. Elle glisse de sa chaise et elle tombe à la
renverse. Tout le monde se précipite. Elle arrive à se rasseoir
toute seule. Elle est affligée. Elle dit « merci merci
merci bien merci beaucoup »... Tout rentre dans l'ordre.
On
laisse l'émotion retomber. On prend la tangente. On emporte tous les
livres, numériques ou pas. On arrive à l'étage dans la salle de
jeux, et là, on se livre à un dépeçage méthodique des objets.
D'abord
les pages faciles à arracher, des morceaux des lambeaux des lanières
de papier filigrané joliment imprimé, puis les plats de la
couverture, on saute dessus, on lance en l'air l'objet ainsi
martyrisé totalement inconscient, on l'est aussi, inconscient. On
hésite un court instant devant l'objet numérique. Le livre
dématérialisé mérite un saccage lui aussi dématérialisé, mais
par quoi (par où) commencer ?
Après
le dessert, nous nous avançons vers les fiancés. Nous les
embrassons, nous leur présentons nos vœux, de bonheur de santé de
joyeuses fêtes et d'anniversaire (pour lui. Pour elle, ce sera au
printemps, elle est née un joli jour de mai). Nous
leur disons plein de jolies choses de belles paroles des paroles
sincères , pas des promesses, pas des paroles en l'air, plutôt des
mots d'espoir, des attentes... Puis nous revenons nous asseoir à
table, nous reprenons nos rôles.
Personne
n'a besoin de savoir que nous sommes absents, que nous sommes déjà
partis, nous, les « déjà épousés » les « déjà
mariés », nous, ceux qui ont vécu ceux qui savent ce que
les autres les jeunes ne savent pas encore... Nous entrons dans un
large sommeil invisible et secret, nous sommes la grisaille de nos
murailles, nous nous parons de gris pour nous retrouver entre nous.
Vous
êtes vieux. Vous étincelez lorsque vous prenez la parole. Vous
remettez les pendules à l'heure. Vous prenez la tangente, comme les
enfants. Vous êtes ailleurs si possible, comme cela ainsi
insaisissables et libres. Vous avez la foi chevillée au corps même
lorsque vous hochez la tête d'un air dubitatif, même lorsque vous
donnez l'air de ne croire en rien. Vous remplissez vos engagements
vos devoirs vos déclarations sans trop de scrupules sans trop
d'états d'âme, du bout des lèvres. Vous trouvez qu'on vous en
demande suffisamment quelques fois trop. Qu'on ne vous en demande pas
plus ! Qu'on ne vous en demande pas tant.
Ils
enterrent la hache de guerre pour la soirée, qui va durer
jusqu'après deux heures du matin. Ils trouvent plus important
d'éviter les scandales que de régler de vieux comptes. Vivre
ensemble compte plus pour eux que se déchirer ensemble. Ils peuvent
contempler le résultat, compter les enfants et les petits-enfants,
compter les mines réjouies les sourires éclatants (ou en coin)
les éclats de rire les rires sonores. Ci-gît la grisaille (l'ennui
et la colère). C'est mieux ainsi, c'est mieux comme ça. Ils
raboutent les différences, ils assemblent les contrastes, ils
réunissent les contraires, ils joignent les disparités, ils lissent
les distances. Ils éloignent tout particularisme (le temps d'une
soirée, d'une parenthèse, d'un court moment). Ils ont le temps
les moyens et l'argent. Elles sont à leurs côtés.
Elles
prennent la parole à tour de rôle.
Elles
disent tout l'amour qu'elles portent à leurs parents enfants
petits-enfants.
Elles
sont incompréhensibles au début, de la soirée, du repas, de la
réunion de famille, avant la fusion.
Elles
sont accablées, de moqueries ou de vannes, légères ou lourdes.
Elles murmurent tout de même.
Elles
sont incompréhensibles encore et encore. Elles font signe de servir
à boire, de se mettre à table. Elles disparaissent momentanément.
Elles
creusent leurs joues, elles se creusent la cervelle, elles se
creusent un abri pour la nuit. Elles doivent tenir bon. Toute la
nuit.
C'est
une nuit si particulière que cette nuit-là, du 24 au 25 décembre.
Ils deviennent leurs alliés. Elles creusent leurs décolletés et
leurs tailles. Elles sont belles et séduisantes, parées des
couleurs et des parfums du bonheur et de l'amour.
Ils
sortent dehors sous les étoiles respirer un peu d'air frais.
Elles
leur donnent le bras. Ils recueillent les soupirs de la nuit, froide
glaciale et sombre.
-
Je les observe de la fenêtre.
-
Tu te tiens en retrait.
Il
la demande en mariage.
Elle
chuchote : non merci.
On
cherche une place de parking. On n'en trouve pas. On repart.
-
Nous allons nous coucher.
Vous
vous hâtez, la vie est si courte !
*
[suite
et
fin mardi
prochain...]
*
Née
dans les années soixante à Paris, Claude Gontren-Fée est
retraitée. Elle écrit des nouvelles pour le plaisir d'écrire. Elle
aime la poésie de la Renaissance française (Louise Labé, Pernette
du Guillet, etc.), ainsi que les romans policiers contemporains et
scandinaves. De son propre aveu, elle est très gourmande, elle aime
la plupart des pâtisseries,
surtout le Paris-Brest, un
gâteau rond en pâte à chou saupoudré d'amandes.
Elle n'aime pas le
temps
gris et les nuages, sauf les nuages blancs.
Numence
–Galerie–Littéraire
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