mardi 27 janvier 2015

Le cadeau, troisième tableau de : Un cadeau de Noël : nouvelle, de Claude Gontren-Fée © 2015, Claude Gontren-Fée, tous droits réservés.


Quel est le cadeau de Noël idéal ? Celui qui plaît à coup sûr... celui que l'on offre, comme celui que l'on reçoit. Comment peut-on être certain(e) qu'un cadeau va plaire à coup sûr ?... Est-ce celui qui est rare et cher ? Celui qui est beau ? Ou celui qui vient du cœur ? Un peu de tout cela probablement...

[Tableau 3/4]

Le cadeau

Je te déclare ma flamme un peu avant le repas du réveillon de Noël. Je comprends que tu sois surprise (il y a trois jours tu ne savais même pas que j'existais). Je comprends que tu sois surprise par le moment choisi pour faire une telle déclaration. Je ne comprends pas que tu sois surprise par ma déclaration. J'ai des doutes... une hésitation... et si je me trompais... et si tu me trompais... je ne m'en remettrais pas.

Je préside le repas. Je t'ai offert un cadeau, un cadeau de Noël, un cadeau de fiançailles. C'est mon anniversaire aujourd'hui et je te fais un cadeau : un livre numérique.

Tu ne le vois pas. Tu ne le prends pas dans tes mains. Tu préfères les livres en papier et en carton, les pages que tu peux toucher tourner corner, le parfum de l'encre que tu peux respirer, le plat de la couverture que tu peux caresser lisser gratter même. Tu préfères l'objet que tu pourras un jour perdre donner échanger prêter. L'objet que tu ranges sur une étagère, une étagère choisie dans cet unique but : ranger des livres en papier, en carton et en cuir.

Tu préfères de loin l'objet que tu peux contempler, l'objet qui capte la lumière du jour, celui qui se glisse dans la pénombre du salon la nuit, de la chambre en sommeil, l'objet qui se glisse sous le lit sous le canapé sous un autre livre sous un coussin sous un pied de table, l'objet qui acquiert au fil des ans d'autres fonctions d'autres utilités d'autres beautés, d'autres vies.

Il n'a pas encore imaginé l'étagère où ranger un livre numérique, un emballage cadeau pour cet objet tellement moderne que sa naissance n'a pas encore été officiellement déclarée. Il attend quoi ? Il attend quoi pour inventer l'odeur du livre numérique, le toucher du livre numérique, son parfum sa deuxième vie sa septième vie son recyclage... (on recycle bien le papier et le carton). Il rentre la tête dans les épaules, il se renfrogne, il a fini son discours sur la beauté des livres numériques, il se rassied, il tend son verre devant lui, tous les invités en font autant, sa famille et la belle-famille, il se tourne vers elle, sa fiancée, son amour, l'amour de sa vie, et il lui dédicace cet instant, avec sa magie sa lumière sa fugacité et sa puissance.

Elle porte la coupe à ses lèvres et elle en boit une petite gorgée. Elle a mal au ventre. Elle est stressée. Elle doit le cacher. Elle n'aimerait pas qu'on s'en rende compte. Elle a peur de cet instant, de ses fiançailles, du cadeau, de l'amour, de la vie, elle a peur. Elle ne comprend pas d'où vient cette peur. Comment est-elle née ? Elle ne se le rappelle pas. D'un seul coup elle s'est présentée à elle, devant elle, en elle, présente là au creux du ventre bien au chaud dans son ventre. Elle glisse de sa chaise et elle tombe à la renverse. Tout le monde se précipite. Elle arrive à se rasseoir toute seule. Elle est affligée. Elle dit « merci merci merci bien merci beaucoup »... Tout rentre dans l'ordre.

On laisse l'émotion retomber. On prend la tangente. On emporte tous les livres, numériques ou pas. On arrive à l'étage dans la salle de jeux, et là, on se livre à un dépeçage méthodique des objets.

D'abord les pages faciles à arracher, des morceaux des lambeaux des lanières de papier filigrané joliment imprimé, puis les plats de la couverture, on saute dessus, on lance en l'air l'objet ainsi martyrisé totalement inconscient, on l'est aussi, inconscient. On hésite un court instant devant l'objet numérique. Le livre dématérialisé mérite un saccage lui aussi dématérialisé, mais par quoi (par où) commencer ?

Après le dessert, nous nous avançons vers les fiancés. Nous les embrassons, nous leur présentons nos vœux, de bonheur de santé de joyeuses fêtes et d'anniversaire (pour lui. Pour elle, ce sera au printemps, elle est née un joli jour de mai). Nous leur disons plein de jolies choses de belles paroles des paroles sincères , pas des promesses, pas des paroles en l'air, plutôt des mots d'espoir, des attentes... Puis nous revenons nous asseoir à table, nous reprenons nos rôles.

Personne n'a besoin de savoir que nous sommes absents, que nous sommes déjà partis, nous, les « déjà épousés » les « déjà mariés », nous, ceux qui ont vécu ceux qui savent ce que les autres les jeunes ne savent pas encore... Nous entrons dans un large sommeil invisible et secret, nous sommes la grisaille de nos murailles, nous nous parons de gris pour nous retrouver entre nous.

Vous êtes vieux. Vous étincelez lorsque vous prenez la parole. Vous remettez les pendules à l'heure. Vous prenez la tangente, comme les enfants. Vous êtes ailleurs si possible, comme cela ainsi insaisissables et libres. Vous avez la foi chevillée au corps même lorsque vous hochez la tête d'un air dubitatif, même lorsque vous donnez l'air de ne croire en rien. Vous remplissez vos engagements vos devoirs vos déclarations sans trop de scrupules sans trop d'états d'âme, du bout des lèvres. Vous trouvez qu'on vous en demande suffisamment quelques fois trop. Qu'on ne vous en demande pas plus ! Qu'on ne vous en demande pas tant.

Ils enterrent la hache de guerre pour la soirée, qui va durer jusqu'après deux heures du matin. Ils trouvent plus important d'éviter les scandales que de régler de vieux comptes. Vivre ensemble compte plus pour eux que se déchirer ensemble. Ils peuvent contempler le résultat, compter les enfants et les petits-enfants, compter les mines réjouies les sourires éclatants (ou en coin) les éclats de rire les rires sonores. Ci-gît la grisaille (l'ennui et la colère). C'est mieux ainsi, c'est mieux comme ça. Ils raboutent les différences, ils assemblent les contrastes, ils réunissent les contraires, ils joignent les disparités, ils lissent les distances. Ils éloignent tout particularisme (le temps d'une soirée, d'une parenthèse, d'un court moment). Ils ont le temps les moyens et l'argent. Elles sont à leurs côtés.

Elles prennent la parole à tour de rôle.

Elles disent tout l'amour qu'elles portent à leurs parents enfants petits-enfants.

Elles sont incompréhensibles au début, de la soirée, du repas, de la réunion de famille, avant la fusion.

Elles sont accablées, de moqueries ou de vannes, légères ou lourdes. Elles murmurent tout de même.

Elles sont incompréhensibles encore et encore. Elles font signe de servir à boire, de se mettre à table. Elles disparaissent momentanément.

Elles creusent leurs joues, elles se creusent la cervelle, elles se creusent un abri pour la nuit. Elles doivent tenir bon. Toute la nuit.

C'est une nuit si particulière que cette nuit-là, du 24 au 25 décembre. Ils deviennent leurs alliés. Elles creusent leurs décolletés et leurs tailles. Elles sont belles et séduisantes, parées des couleurs et des parfums du bonheur et de l'amour.

Ils sortent dehors sous les étoiles respirer un peu d'air frais.

Elles leur donnent le bras. Ils recueillent les soupirs de la nuit, froide glaciale et sombre.

- Je les observe de la fenêtre.

- Tu te tiens en retrait.

Il la demande en mariage.

Elle chuchote : non merci.

On cherche une place de parking. On n'en trouve pas. On repart.

- Nous allons nous coucher.

Vous vous hâtez, la vie est si courte !

*

[suite et fin mardi prochain...]

*

Née dans les années soixante à Paris, Claude Gontren-Fée est retraitée. Elle écrit des nouvelles pour le plaisir d'écrire. Elle aime la poésie de la Renaissance française (Louise Labé, Pernette du Guillet, etc.), ainsi que les romans policiers contemporains et scandinaves. De son propre aveu, elle est très gourmande, elle aime la plupart des pâtisseries, surtout le Paris-Brest, un gâteau rond en pâte à chou saupoudré d'amandes. Elle n'aime pas le temps gris et les nuages, sauf les nuages blancs.



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