mardi 3 février 2015

Quatre années ont passé, quatrième tableau de : Un cadeau de Noël : nouvelle, de Claude Gontren-Fée © 2015, Claude Gontren-Fée, tous droits réservés.


Quel est le cadeau de Noël idéal ? Celui qui plaît à coup sûr... celui que l'on offre, comme celui que l'on reçoit. Comment peut-on être certain(e) qu'un cadeau va plaire à coup sûr ?... Est-ce celui qui est rare et cher ? Celui qui est beau ? Ou celui qui vient du cœur ? Un peu de tout cela probablement...

[Tableau 4/4]

Quatre années ont passé

Je remets le couvert. Je remets ça. Je fais semblant d'être heureuse. Je garde le sourire. Je suis ailleurs (suis-je ?). Je déterre les vieux secrets de la famille, secrets de famille enfouis depuis des générations devenus le terreau de la cohésion présente. Cohésion de façade. J'étouffe.

Crise d'asthme. Je vais prendre mes médicaments. J'appelle au secours, je n'appelle plus au secours. Je cherche dans ma mémoire un souvenir heureux et je cours m'y réfugier. Je garde le sourire pendant le repas, cela fait maintenant quatre ans que nous sommes mariés, nous nous sommes mariés le 25 décembre, quatre années ont passé, je garde le sourire.

Tu vas aller mieux maintenant que tu as pris tes médicaments pour l'asthme. Tu es frappée d'amnésie. Tu te crois ailleurs (dans quel souvenir ?). Tu es convaincue de ne pas arriver à être toi-même. Tu es toi-même. Tu es toi. Toi être toi. Tu crains une psychose, une névrose, une mycose du cerveau (vilain jeu de mots).

Tu essuies des reproches de tes proches qui te reprochent de ne pas assez t'amuser, profiter de la vie, mordre dans la vie à pleine dent. Tu réponds que c'est bien ce que tu essayes de faire, profiter de la vie, y mordre dedans à pleines dents... c'est bien ce que tu essayes de faire de toutes tes forces, de toute ta volonté.

Il en a assez. Il boit pour oublier qu'il en a assez. Il ne sait pas de quoi. Ça reste un sentiment diffus, coincé bloqué fixé sur toute la surface de sa peau. Il a enterré plusieurs fois sa vie de garçon au cours de ces quatre dernières années (il est marié depuis quatre ans, il fait donc les choses à l'envers). Ou alors, ils se trompe, il la trompe, sa vie est une tromperie, il se trompe de vie lorsqu'il trompe sa femme (se serait-il trompé de vie en épousant quatre ans plus tôt celle qu'il avait rencontré trois jours auparavant ?).

Il insiste pour aller au fond des choses. Celles-ci se dérobent.

La robe de sa femme est magnifique ce soir, sa femme est magnifique. Il fait très froid dehors.

Elle est parée habillée coiffée maquillée pour plusieurs fêtes simultanées : le réveillon de Noël, le jour de son anniversaire (à lui), leur anniversaire de mariage, la naissance de leur fils (un 26 décembre), ce fils qui va fêter son premier anniversaire cette année.

Elle se mouche discrètement, elle toussote dans son mouchoir, une crise d'asthme se profile. Qu'est ce qui ne va pas chez elle ? Elle a tout pour être heureuse, pourtant... elle ne l'est pas. Elle demande à ce qu'on lui passe le sel.

Le repas du 24 décembre dure jusqu'à minuit, c'est comme ça.

Elle n'est pas heureuse, bien qu'elle ait tout pour l'être. C'est comme ça.

Elle dépouille un arbre de ses fleurs, de ses fruits et enfin de son écorce, dans ses cauchemars. Elle croasse comme la corneille, tandis qu'elle voudrait chanter comme le rossignol. Elle passe les plats.

On a tout le temps faim. On sort de table en ayant encore faim. On reprend de chaque plat. On écrit les menus que l'on remplit de tous ces bons petits plats que nous adorons. On est des gourmands, des fins gourmets aussi. On se dit que notre gourmandise va passer. On se tourne vers la médecine la science la raison. On donne raison à tous ceux qui nous conseillent nous encouragent nous poussent à lutter contre notre plus grand défaut notre péché notre vice : manger.

On représente notre gourmandise comme un défaut alors qu'elle est notre principale qualité. On dit aux autres d'aller se faire voir. On leur sourit. On s'écrie bêtement qu'on va réussir. On est convaincu d'y voir juste, on est juste dans le vrai.

Nous élevons les conversations qui jusqu'ici tournaient autour de la nourriture qui se trouve dans nos assiettes. Nous poursuivons un but, de réveillon en réveillon, de réunion de famille en assemblée d'actionnaires. Car nous sommes une entreprise une société industrielle un regroupement d'intérêts. Nous signifions à nos actionnaires notre prédominance, nous sommes leurs supérieurs de fait, nous leur révélons par là notre insignifiance, nous avons cependant malgré eux raison. Nous associons notre nombre à leur travail, nous sommes les plus forts.

Vous correspondez à ces insectes nuisibles qui creusent des trous dans la terre dans les arbres quelquefois dans les rochers. Vous avez beau jeu de défendre vos intérêts au détriment de ceux des autres. Votre rôle est de creuser des trous dans la terre. Ainsi l'eau s'écoule plus facilement vers les racines des arbres. Votre fonction rappelle celle du ver de terre, nuisible mais utile. Vous agissez comme le mal pour un bien. Vous pouvez vous regarder dans la glace chaque matin, mais vous n'êtes pas obligés de le faire. Vous pouvez très bien vous en passer. Après tout, personne ne vous demande de vous respecter ni d'éprouver de la dignité. Vous êtes fidèles à vous-mêmes.

Ils doivent faire attention. Ils doivent effacer toutes leurs traces. Les traces de leurs malversations. Ils doivent être capable de voir plus loin que le bout de leur nez. Ils satisfont à tous les usages à toutes les mœurs en cours à tous les us et à toutes les coutumes. Sans se faire prendre. La loi ne dit pas ce qui est légal. Le bien comme le mal fluctuent comme le cours de la bourse. Ils ont beau jeu d'observer une morale, c'est juste pour garder le moral, et faire profil bas. Ils disent la messe et tout est dit. D'ailleurs ils lèvent leurs verres et ils portent un toast. Cette année aura été une très bonne année.

Elles apparaissent toujours à leurs côtés. Elles sont leur porte-bonheur, leur porte-chance, leur porte-flingue aussi, leur garde-corps, leur parapet, leur balustrade, leur garde-fou. Elles sont bien plus encore, mais on ne peut pas tout énumérer. Elles scrutent l'assemblée avec soin. Elles tapotent des bras, elles passent entre les convives, elles font des messes basses, elles interrogent du regard, elles disent des choses sans importance, elles gravent ces moments dans leurs mémoires.

- Je ne te distingue plus dans l'obscurité de la voiture.

- Tu peux poser ta tête sur mon épaule.

Elle s'approche de lui. Il pose une main sur sa cuisse. On les poursuit comme on peut (c'est qu'ils vont vite !).

- Nous regardons dans le rétroviseur.

Ils tournent à gauche.

- Vous montrez trop d'inquiétude, disent-ils doucement et à voix basse.

Elles les regardent avec tendresse.

- Je m'approche de toi.

Il lui fait un signe. Ses yeux brillent de colère.

Elle n'est pas celle qu'il attendait, celle qu'il désirait.

Il s'est trompé. Elle n'est pas la femme de ses rêves. Leur mariage est une erreur. En ce 24 décembre, quatre ans après. Leur mariage s'avère être une belle et une monumentale erreur.

Dans une semaine, à nouveau tous réunis pour l'occasion, famille et belle-famille, tous actionnaires de la même entreprise, ils fêteront tous ensemble, unis pour le meilleur et pour le pire, la nouvelle année.

Il regarde fixement la route qui file devant lui, les deux mains agrippées au volant.

Elle regarde fixement devant elle, à essayer de retrouver son souffle. Elle se contraint à respirer de plus en plus lentement, de plus en plus posément, de plus en plus amplement.

*

[Fin.]

*

Née dans les années soixante à Paris, Claude Gontren-Fée est retraitée. Elle écrit des nouvelles pour le plaisir d'écrire. Elle aime la poésie de la Renaissance française (Louise Labé, Pernette du Guillet, etc.), ainsi que les romans policiers contemporains et scandinaves. De son propre aveu, elle est très gourmande, elle aime la plupart des pâtisseries, surtout le Paris-Brest, un gâteau rond en pâte à chou saupoudré d'amandes. Elle n'aime pas le temps gris et les nuages, sauf les nuages blancs.



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