jeudi 28 mai 2015

L'hyperbate, atelier d'écriture bimensuel de La Publiance


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L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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« N'y tenant plus, la vague l'emmena non loin de là, sans mot dire, et comme par la main. »

L'hyperbate

Le nom féminin « une hyperbate » est emprunté au latin (1545) « hyperbaton », mot issu du grec « huperbaton » qui signifie « renversé ». C'est une figure de rhétorique, ou plus précisément une figure de grammaire, qui consiste à intervertir l'ordre naturel des mots, à inverser ou à disjoindre deux termes habituellement réunis. Par exemple : « Là coule un clair ruisseau » (au lieu de : « Un clair ruisseau coule là »), ou encore : « À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ! », extrait de : Tancrède (1760, acte III, scène 1) de Voltaire (au lieu de : « Que la patrie est chère à tous les cœurs bien nés ! »).

L'hyperbate fait partie des 13 figures ou tropes1 dans la tradition antique, avec l'allégorie, la métaphore, l'épithète, la périphrase, la métalepse, la métonymie, l'antonomase, l'onomatopée, la catachrèse, la fable, l'hyperbole et la synecdoque. La rhétorique antique est principalement représentée par Aristote (384-322 avant J.-C., philosophe grec, auteur de La poétique et de La rhétorique), Quintilien (vers 30 - vers 100, maître latin de rhétorique considéré comme le représentant officiel de l'éloquence), et Donat (grammairien latin du IVe siècle et précepteur de saint Jérôme, qui traduisit la Bible en latin).

Pyrrhus : (…) Mais que ma cruauté survive à ma colère,
Que, malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir ?
Non, seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre proie ;

Au lieu de : Que je me baigne à loisir dans le sang d'un enfant,
malgré la pitié dont je me sens saisir ?

Inversion de « je me baigne à loisir » et de « malgré la pitié dont je me sens saisir », et inversion de : « je me baigne à loisir » et de « dans le sang d'un enfant ».

Extrait de : Andromaque (1667, acte I, scène 2), de Jean Racine (Paris, Delalain, 1847, p. 10).

L'hyperbate est un tour particulier qu'on donne à une période2, et qui consiste principalement à faire précéder une proposition par une autre, qui dans l'ordre naturel aurait dû la suivre. Par le renversement de l'ordre naturel de la phrase, par l'interversion de certains groupes de mots, l'usage de l'hyperbate convient particulièrement « pour exprimer une violente affection de l'âme » (Littré), une forte émotion.

INTERVERSION, ADJONCTION OU PROJECTION ?

Après avoir été une interversion, l'hyperbate est devenue cette figure par laquelle on ajoute à la phrase qui paraissait terminée, un complément, une épithète ou une proposition, expression qui surprend l'interlocuteur et qui se trouve par là-même mise fortement en évidence (Dictionnaire de poétique et de rhétorique, de Henri Morier, Paris, PUF, 1961). L'accent affectif tombe sur ce rajout qui, par sa position même, se trouve souligné.

Il y avait longtemps que cette vague aurait voulu faire quelque chose pour l'enfant, mais elle ne savait quoi. (…) N'y tenant plus, elle l'emmena non loin de là, sans mot dire, et comme par la main.

Extrait de : L'enfant de la haute mer (1931), de Jules Supervielle (Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 21).

L'hyperbate garde quelque chose de la spontanéité du style oral, où l'hésitation et l'autocorrection sont de mise.

Il avait trop longtemps aliéné le bonheur d'aller droit devant soi dans l'actualité du moment, laissant le fortuit redevenir son lot, ne sachant pas où il coucherait ce soir, ni comment dans huit jours il gagnerait son pain.

Extrait de : L’œuvre au Noir (1968), de Marguerite Yourcenar (Paris, Gallimard, Folio, 1979, p. 316).

Selon le groupe Mu3, on n'a pas affaire à une adjonction, mais à la projection de l'un des constituants fixes de la phrase en dehors de son cadre normal. Les linguistes de Liège rejoignent par là l'avis des grammairiens antiques pour lesquels d'autres figures procédant par permutation (telles que l'anastrophe4, l'épiphrase5 ou la tmèse6) relèvent aussi de l'hyperbate.

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Notes

1. Un trope est un mot d'origine grecque utilisé par César Chesneau du Marsais au XVIIIe siècle, à propos des changements de sens des mots (Traité des tropes, ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, 1730). Les tropes sont des figures de rhétorique, plus spécialement des figures sémantiques, et ce sont les seules figures où le sens s'écarte d'une valeur de référence et qui fondent ce que l'on nomme le sens figuré.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que l'on trouve la notice de César Chesneau du Marsais à la lettre D comme Dumarsais dans le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage (Larousse, 1999, p. 160) ; et à la lettre M comme Marsais dans Le petit Robert des noms propres (2007, p. 1382).

2. Une période est une phrase complexe d'une certaine ampleur formant une unité rythmique (extrait de : Rhétorique, d'Aristote, 4e siècle av. J.-C.). C'est une phrase complexe dont les membres composants sont groupés de telle façon que, si variés qu'ils soient dans leur structure, leur assemblage donne une impression d'équilibre et d'unité (extrait de : Lexique de la terminologie linguistique (1931), de Jules Marouzeau).

Exemple avec la première phrase du roman À l'ombre des jeunes filles en fleur (1919), de Marcel Proust : « Ma mère, quand il fut question d'avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le professeur Cottard fût en voyage et qu'elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann, car l'un et l'autre eussent sans doute intéressé l'ancien Ambassadeur, mon père répondit qu'un convive éminent, un savant illustre, comme Cottard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres relations, était un vulgaire esbroufeur que le marquis de Norpois eût sans doute trouvé, selon son expression, puant. »

3. Le Groupe μ (Mu) a fourni dans les années 1970, une typologie raisonnée de toutes les figures de rhétorique (Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970). Le groupe de « l'école de Liège » (Belgique) est composé des linguistes Jacques Dubois, Francis Édeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet, F. Pire, et Hadelin Trinon ; et vise une approche transdisciplinaire : ils sont ainsi les premiers à théoriser les figures de style comme des procédés traduisibles dans tous les arts, avec la notion de « sémiotique visuelle ». Leur typologie est fondée sur la base de quatre opérations fondamentales : suppression, adjonction, substitution, permutation.

4. L'anastrophe (du grec anastrophê qui signifie retournement), est un renversement de l'ordre habituel des mots, de la construction habituelle d'une phrase.

5. L'épiphrase est l'addition à une période qui semble finie d'une ou plusieurs circonstances accessoires, sorte de parenthèse (par exemple : que dis-je !...).

6. La tmèse est la séparation de deux éléments d'un mot, habituellement reliés (puis...que, lors... que). Exemple : Lors bien des jours passeront que nous pourrons à nouveau canoter sur la rivière (au lieu de : Bien des jours passeront, lorsque nous pourrons à nouveau canoter sur la rivière). Jusqu'au XVIIe siècle, on disait : Puis donc que vous trouvez la mienne inconcevable (extrait de : Médée (1632), de Pierre Corneille, p. 653), ou encore : Puis donc qu'on nous permet de prendre haleine (Racine).

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Consigne : composer un texte dont la longueur n'excédera pas une centaine de mots, en veillant à y introduire quelques hyperbates (interversion ou adjonction de mots ou de groupes de mots). Ou bien, s'inspirer d'un auteur ou d'un texte connu, comme cet extrait de : Rani (dans : L'enfant de la haute mer, 1931), de Jules Supervielle (Paris, Gallimard, Folio, 1997, pp. 110-111).

Des semaines durant, il se cacha dans la forêt. Il s'intéressait aux plumes, aux œufs des oiseaux, aux mousses et aux fougères, à toutes ces choses délicates qui ne s'effrayaient pas de sa présence et ne changeaient pas de visage devant lui. Œufs imitant la couleur de l'aurore, plumes du nuage pommelé qui parcourt le ciel comme un cheval, fougères de la nuit noire et fraîche où il aurait voulu un instant reposer son visage de ses malheurs.

L'oiseau mort, les plumes continuent à vivre de leur seul éclat, sans se laisser entamer par la pourriture. Et, Rani les aimait de ce qu'elles prenaient la défense de l'orgueil et de l'espoir. Dans leurs minces tuyaux cornés, dans leur duvet il cherchait des paroles. Sûr de ne pas être vu, il plaçait devant lui toute cette légèreté, et des feuilles d'arbres rares, et des pierres brillantes comme s'il eût fait des réussites. Il se disait parfois : « Oh ! comme c'est ça, comme c'est justement ce que je cherchais. »

Ou bien, fatigué par cette misère qui croyait encore à la couleur et à la forme des choses, dans la grande forêt sans portes ni fenêtres, il considérait le ciel. Comme un document très ancien et très fragile et presque impossible à déchiffrer. « Mais j'ai tout le temps ; qui me presse ? » pensait-il.

Cela pourrait donner ceci :

Dans la forêt des semaines durant, il se cacha. Il s'intéressait aux plumes, aux œufs des oiseaux, aux mousses et aux fougères, à toutes ces choses délicates qui devant lui ne s'effrayaient pas de sa présence et ne changeaient pas de visage. Etc.

Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !

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Bibliographie

DUBOIS (Jean), GIACOMO (Mathée), [et al.], Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1999 (collection Expression), p. 235.

Encyclopædia Universalis, 2008-2009, édition numérique, 1 CD-ROM, article de Véronique KLAUBER (Hyperbate, rhétorique).

Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001, 6 vol., t. 3, p. 1984.

LITTRÉ (Paul-Émile), Dictionnaire de la langue française, nouvelle édition, Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1991 (réimpression de l'édition de 1880), 6 vol. + 1 supplément, t. 3, p. 3065.

Le Petit Robert des noms propres, nouvelle édition refondue et augmentée, 2007.

Wikipédia, l'encyclopédie libre, page intitulée «Figure de style», modifiée en mai 2010, consultée à partir de : http://wikipedia.fr.

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