samedi 18 juillet 2015

Anastrophes, atelier d'écriture bimensuel de La Publiance


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L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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« Je croyais traverser dans sa profonde horreur, d'un bois silencieux l'obscurité perfide. »

Anastrophes

Le nom féminin une anastrophe est un emprunt (1718) au grec anastrophê (retournement), composé de ana- (de bas en haut, en arrière, en sens inverse, de nouveau) et de strophê (tour). Ana- est un mot grec dont l'origine indo-européenne est apparentée au gotique ana (contre) et au vieux perse anā (le long de). Le mot grec strophê (tour), employé spécialement pour parler des évolutions du chœur lyrique sur la scène et de l'air chanté par le chœur, et par figure au sens de ruse, dérive de strephein (tourner), verbe d'origine inconnue.

Une anastrophe est un terme de grammaire et une figure de construction qui se caractérisent par un renversement de l'ordre habituel des mots dans la phrase. Exemples : « Je croyais traverser dans sa profonde horreur, d'un bois silencieux l'obscurité perfide »1, pour : « Je croyais traverser dans son horreur profonde, l'obscurité perfide d'un bois silencieux » ; « Sans lien aucun », pour : « Sans aucun lien ».

PERMUTATIONS

Selon les grammairiens antiques et nos contemporains les linguistes de Liège2, les figures procédant par permutation (ou inversion) telles que l'anastrophe, relèvent aussi de l'hyperbate3.

« Là, ses yeux, errants sur les flots,

d'Ulysse fugitif semblaient suivre la trace.

(…) c'est ainsi qu'en regrets sa douleur se déclare... »4

L'inversion, le déplacement d'un mot ou d'un groupe de mots par rapport à l'ordre normal ou habituel de la construction d'une phrase, était fréquent en grec ancien et en latin. Exemple : « Me voici » est l'anastrophe de : « Voici moi » (en latin : « Mecum » au lieu de « Cum me »).

« (…) Le bras fatal, sur sa tête étendu,

Prêt à frapper, tient le fer suspendu.

(…) Le couple affreux, d'une ardeur unanime,

Suit son objet, va droit à sa victime,

L'atteint, recule, et, de terre élancé,

Forme cent nœuds, autour d'elle enlacé. »5

L'inversion du complément déterminatif était très fréquente dans la poésie classique.

Un complément déterminatif est un complément de nom (d'adjectif ou d'adverbe) qui se subordonne au nom (à l'adjectif ou à l'adverbe), le plus souvent par une préposition, pour en limiter l'extension. Exemples de compléments déterminatifs : Un manteau d'hiver, pour : Un manteau que l'on ne porte qu'en hiver, ou : Il est incapable de cela, pour : Il est incapable de faire une telle chose.

Les poètes du XVIIIe siècle ont usé et abusé de l'anastrophe, qui obéissait souvent à des raisons de rimes. On la trouve parfois encore chez les romantiques. Exemples : « Ses petits bras lassés / Avaient dans son panier glissé, les mains ouvertes ;/ D'herbes et d'églantines elles étaient couvertes./ De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés ?/ Je l'ignore... »6 ; « Vous qui songez aux morts sous la terre étendus. »7.

EFFETS MULTIPLES

Les effets de l'anastrophe sont multiples : esthétique (la phrase « À vivre nous aide le langage » est moins banale et nous transporte plus facilement dans un autre univers que : « Le langage nous aide à vivre »), sémantique (les expressions « Un homme grand » et « Un grand homme » n'ont pas le même sens en français : on parle de la taille du physique d'un homme dans la première, et dans la deuxième expression, on parle de la notoriété et du prestige de ce même homme ; en résumé et sans ironie : « Un homme petit peut devenir un grand homme », ou inversement : « Ce grand homme n'est au final qu'un homme petit »), rythmique, poétique (certaines inversions de mots à l'intérieur d'un vers obéissent au besoin de la rime : « Aux jardins à l'anglaise, il préfère l'ordonnance à la française »), etc. Extraits :

- « … on l'utilisait dans la médication des maladies nerveuses contre lesquelles était invoqué ce saint. Il me narrait, à ce propos, qu'un jour, entre chez lui une dame qu'il ne connaissait point. » (En ménage, de Georges Charles Huysmans, écrivain français (1848-1907), entré à l'Académie Goncourt en 1897).

- « Il ne sent que les odeurs habituelles et tout particulièrement celles qui de la cave émanent. » (Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, écrivain français (1903-1976), entré à l'Académie Goncourt en 1951 ; a créé en 1960 l'OuLiPo avec François Le Lionnais ; acronyme de : Ouvroir de Littérature potentielle, l'OuLiPo est un atelier d'expérimentation littéraire qui cherche à réintroduire la notion de contrainte formelle dans la création littéraire).

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Notes

1. Extrait de : Macbeth (1784), de Jean-François Ducis, dans : Morceaux choisis des prosateurs et des poètes français, par Léopold Ducros (Paris, E. André fils, 1905, p. 492). Jean-François Ducis est un poète tragique français (1733-1816), qui a adapté Shakespeare en tentant de soumettre ses textes aux règles de la tragédie classique : Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), Le Roi Lear (1783), Macbeth (1784). Il est nommé à l'Académie française en 1778.

2. Le Groupe μ (Mu) a fourni dans les années 1970, une typologie raisonnée de toutes les figures de rhétorique (Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970). Le groupe de « l'école de Liège » (Belgique) est composé des linguistes Jacques Dubois, Francis Édeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet, F. Pire, et Hadelin Trinon ; et vise une approche transdisciplinaire : ils sont ainsi les premiers à théoriser les figures de style comme des procédés traduisibles dans tous les arts, avec la notion de « sémiotique visuelle ». Leur typologie est fondée sur la base de quatre opérations fondamentales : suppression, adjonction, substitution, permutation.

3. Après avoir été une interversion, l'hyperbate est devenue cette figure par laquelle on ajoute à la phrase qui paraissait terminée, un complément, une épithète ou une proposition, expression qui surprend l'interlocuteur et qui se trouve par là-même mise fortement en évidence (Dictionnaire de poétique et de rhétorique, de Henri Morier, Paris, PUF, 1961). L'accent affectif tombe sur ce rajout qui, par sa position même, se trouve souligné : Il y avait longtemps que cette vague aurait voulu faire quelque chose pour l'enfant, mais elle ne savait quoi. (…) N'y tenant plus, elle l'emmena non loin de là, sans mot dire, et comme par la main. (Extrait de : L'enfant de la haute mer (1931), de Jules Supervielle (Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 21). L'hyperbate garde quelque chose de la spontanéité du style oral, où l'hésitation et l'autocorrection sont de mise.

4. Extrait de : Cantates (1703) : Circé, de Jean-Baptiste Rousseau, dans : ibid. (p. 473).

Jean-Baptiste Rousseau est un poète français (1671-1741), auteur de Cantates (1703) et d'Odes sacrées (1702), célébré en son temps comme le continuateur de Malherbe (François de, poète français, 1555-1628) et de Boileau (Nicolas, écrivain français, 1636-1711, historiographe du roi en 1677 et entré à l'Académie française en 1684).

5. Extrait de : Les Deux serpents, de Jacques de Clinchamp de Malfilâtre, dans : ibid. (p. 487).

Jacques Charles Louis de Clinchamp de Malfilâtre est un poète français (1733-1767) dont Marmontel publia dans Le Mercure la meilleure de ses odes : Le soleil fixe au milieu des planètes (1759).

6. Extrait de : La coupe et les lèvres (1832) : Le sommeil d'un enfant, d'Alfred de Musset, dans : ibid. (p. 565).

Alfred de Musset est un écrivain français (1810-1857), introduit dès 1828 dans le Cénacle (entre 1823 et 1830, groupe qui se constitua d'abord chez Charles Nodier, ensuite chez Victor Hugo, pour définir les idées du romantisme naissant et lutter contre le formalisme classique), et entré à l'Académie française en 1852. Il est l'auteur de contes, de romans, de fantaisies poétiques et de nombreuses pièces de théâtre, théâtre considéré aujourd'hui comme la contribution la plus originale et la plus durable du romantisme français à l'art dramatique.

7. Extrait de : Les pmes de la mer (1852) : Les naufragés, de Joseph Autran, dans : ibid. (p. 512).

Joseph Autran est un poète marseillais (1813-1877), considéré en son temps comme le plus grand poète de son siècle après Victor Hugo, et entré à l'Académie française en 1868.

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Consigne : introduire des anastrophes dans l'extrait de texte suivant :

Le vent grondait au loin dans son feuillage aride. C'était l'heure fatale où le jour qui s'enfuit appelle avec effroi les erreurs de la nuit, l'heure où nos esprits souvent trompés s'épouvantent. Près d'un chêne enflammé, devant moi trois femmes se présentent. Quel aspect ! Non, jamais l’œil humain ne vit d'air plus affreux, de traits plus difformes. Leur front sauvage et dur, flétri par la vieillesse, exprimait par degrés leur allégresse féroce. Leur bras s'était plongé dans les flancs entr'ouverts d'un enfant égorgé, pour consulter le sort. Ces trois spectres sanglants, courbés sur la victime, y cherchaient et l'indice et l'espoir d'un grand crime. Et enfin, ce grand crime se montrant à leurs yeux, ils rendaient grâce aux Dieux par un chant sacrilège. Je m'avance, étonné : « Existez-vous, leur dis-je, ou bien, ne m'offrez-vous qu'un effrayant prestige ? ». Ces êtres monstrueux s'appelaient tour à tour par des mots inconnus, s'applaudissaient entre eux, s'approchaient, me montraient avec un cri farouche, leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.

Cela pourrait donner cet extrait de : Macbeth, de Jean-François Ducis (voir note 1 ci‑dessus) :

Le vent grondait au loin dans son feuillage aride. C'était l'heure fatale où le jour qui s'enfuit appelle avec effroi les erreurs de la nuit, l'heure où souvent trompés nos esprits s'épouvantent. Près d'un chêne enflammé, devant moi se présentent trois femmes. Quel aspect ! Non, l’œil humain jamais ne vit d'air plus affreux, de plus difformes traits. Leur front sauvage et dur, flétri par la vieillesse, exprimait par degrés leur féroce allégresse. Dans les flancs entr'ouverts d'un enfant égorgé, pour consulter le sort, leur bras s'était plongé. Ces trois spectres sanglants, courbés sur la victime, y cherchaient et l'indice et l'espoir d'un grand crime. Et, ce grand crime, enfin se montrant à leurs yeux, par un chant sacrilège ils rendaient grâce aux Dieux. Étonné, je m'avance : « Existez-vous, leur dis-je, ou bien, ne m'offrez-vous qu'un effrayant prestige ? » Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux s'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entre eux, s'approchaient, me montraient avec un cri farouche, leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.

Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !

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Bibliographie

BEAUMARCHAIS (Jean-Pierre de), COUTY (Daniel), REY (Alain), Dictionnaire des littératures de langue française, nouvelle édition mise à jour et enrichie, Paris, Bordas, 1994, 4 vol., t. 1, p. 118.

CRESSOT (Marcel), JAMES (Laurence, mise à jour), Le style et ses techniques : précis d'analyse stylistique, 13ème éd., Paris, Presses universitaires de France, 1991, pp. 209‑235.

DUBOIS (Jean), GIACOMO (Mathée), [et al.], Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1999 (collection Expression), p. 36.

Le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001, 6 vol., t. 4, p. 354.

LITTRÉ (Paul-Émile), Dictionnaire de la langue française, nouvelle édition, Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1991 (réimpression de l'édition de 1880), 6 vol. + 1 supplément, t. 1, p. 208.

Le Petit Robert des noms propres, nouvelle édition refondue et augmentée, 2007.

REY (Alain, dir.), Dictionnaire historique de la langue française, nouvelle édition, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, 2 vol., p. 68.

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