mardi 1 septembre 2015

La musicalité et le rythme de la phrase, les phrases simple et complexe, les mesures syllabiques, la musique de la prose, et Les Amants d'Avignon (1944), d'Elsa Triolet

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L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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Jouer avec la musicalité et le rythme de la phrase
Personnellement, j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël. Je la trouve ravissante et très sympathique. On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, ou du moins que je leur trouve à toutes quelque chose de joli. Il est vrai qu'une belle peau, des reflets dans les cheveux, des doigts de rose, un grain de beauté, une fossette me suffisent, mais cette fois-ci vous pouvez me croire, sans indulgence aucune, il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante comme une dactylo de cinéma : cheveux soyeux, longs cils, élégance naturelle dans un modeste chandail collant, une jupe très courte et des talons très hauts... D'ailleurs elle est vraiment dactylo, et dactylo de premier ordre. Si bien qu'après avoir été l'une des vingt dactylos de l'usine d'aviation, puis la secrétaire de M. Martin, ingénieur, elle était devenue la secrétaire particulière du grand patron. Cet avènement s'était fait comme la carrière d'une petite actrice qui remplace au pied levé la vedette et remporte un triomphe : la sténo du conseil d'administration n'étant pas venue, on avait à la dernière minute, en désespoir de cause, mandé Juliette, et elle avait si bien pris tous les rapports et même toutes les controverses, que le grand patron l'avait aussitôt réclamée pour lui. L'ingénieur Martin en était inconsolable.
Avec sa tête à photographier pour la couverture de Marie-Claire, Juliette a une espèce de réserve et de dignité qui tient les gens à distance. Il y a deux ans qu'elle est à l'usine d'aviation et on ne la soupçonne même pas de coucher avec le directeur, son patron (un général de cavalerie en retraite, beaucoup d'allure, veston noir orné de la rosette de commandeur, pantalon rayé), et ceci malgré les marrons glacés qu'il lui apporte au jour de l'An et les fleurs pour sa fête. Mais tout le monde connaît la galanterie du vieux gentilhomme. Ce qu'on ne sait pas, c'est que le vieux gentilhomme avait, avec toutes les précautions oratoires possibles, proposé à Juliette de l'entretenir : il ne pouvait faire mieux, puisqu'il était marié. Et que l'ingénieur Martin avait demandé Juliette en mariage...
Le texte proposé est extrait de : Les amants d'Avignon : nouvelle (1944), dans le recueil : Le premier accroc coûte deux cents francs (Genève, Éditions Edito-Services, 1967, pp. 15-16), d'Elsa Triolet.
Prix Goncourt 1945, Le premier accroc... est un recueil de nouvelles imprégnées des aventures de la Résistance, d'abord publié clandestinement. La nouvelle Les amants d'Avignon célèbre plus particulièrement le courage des femmes pendant cette période.
Elsa Triolet est une romancière française d'origine russe (1896-1970). Belle-sœur* de Vladimir Maïakowski (poète soviétique, 1893-1930, dont elle traduisit un volume de Vers et proses), elle fut encouragée à écrire par Maxime Gorki (poète, romancier et auteur dramatique russe, 1868-1936). Après un voyage à Tahiti, puis à Berlin (à la suite de son premier mari André Triolet), Elsa Kagan** rencontra à Paris (1928) Louis Aragon (écrivain et poète français, 1897-1982), dont elle devint la compagne et l'inspiratrice.
Depuis sa première œuvre en français, Bonsoir Thérèse (1938), Elsa Triolet a composé de nombreux ouvrages « en dialogue » avec ceux d'Aragon, Œuvres romanesques croisées, publiées à partir de 1964. Elle est l'auteure de romans : Mille regrets (1942), Le cheval blanc (1943), Le cheval roux (1953), Le rendez-vous des étrangers (1956), L'âge de nylon : cycle romanesque qui comprend : Roses à crédit (1959), Luna-Park (1959), et L'âme (1963), etc., et de la traduction d'une Anthologie de la poésie russe (1965).
*Le Petit Robert des noms propres, nouvelle édition refondue et augmentée, 2007.
**Dictionnaire des littératures de langue française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey, nouvelle édition mise à jour et enrichie, Paris, Bordas, 1994, 4 vol., t. 4, p. 2496.
LA PHRASE SIMPLE
L'harmonie du langage, d'un texte - ou sa disharmonie, produit une musique qui est l'expression d'une pensée ou d'une sensibilité. Y participent la syntaxe (le choix des mots, d'un lexique, d'un vocabulaire), le sens (polysémie, monosémie, connotation, dénotation), et les sons (succession de syllabes accentuées et non accentuées). La musicalité d'un texte ou son mouvement général, résulte de la répartition et du retour régulier et plus ou moins rapide de certains éléments de la phrase. De la phrase simple à la phrase complexe, les rythmes diffèrent : binaire, ternaire, ascendant ou descendant. La musicalité d'un texte ou du style renvoie donc au fait que tout ce qui est écrit peut être lu, que ce qui est lu est aussi entendu, et que tout écrit est aussi oral.
Consigne 1 : décomposer le texte en phrases simples ou phrases « minimum ». Une phrase simple est une phrase constituée d'un sujet et d'un seul verbe conjugué, et éventuellement d'un complément. Avec les 5 premières phrases de l'extrait de texte, cela pourrait donner 22 phrases simples :
J'aime beaucoup Juliette Noël. Je la trouve ravissante et sympathique. Je suis trop optimiste par rapport aux femmes. C'est ce que l'on dit de moi. Je les trouve toutes jolies. Je leur trouve à toutes quelque chose de joli. Une belle peau me suffit. Des reflets dans les cheveux me suffisent. Des doigts de rose. Un grain de beauté me suffit. Une fossette... Vous pouvez me croire. Je ne suis pas indulgent. Je trouve Juliette séduisante. Elle est séduisante comme une dactylo de cinéma. Elle a des cheveux soyeux. De longs cils. Elle est élégante naturellement. Elle ne porte pourtant qu'un modeste chandail collant. Elle porte une jupe très courte et des talons très hauts... D'ailleurs, elle est vraiment dactylo. C'est une dactylo de premier ordre.
LA PHRASE COMPLEXE
Une phrase complexe est un assemblage de propositions ou de phrases simples, qui contient plusieurs verbes conjugués (Le bon usage : grammaire française, de Maurice Grévisse, Paris, Duculot. 13éd., p. 271).
Consigne 2 : recomposer le texte en plusieurs phrases complexes. Les 5 premières phrases de l'extrait de texte pourraient donner les 2 phrases complexes suivantes :
Personnellement, j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël, que je trouve ravissante et très sympathique, car bien que l'on dise de moi que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, que je leur trouve à toutes quelque chose de joli, et qu'il est vrai qu'une belle peau me suffit, que des reflets dans les cheveux me suffisent, que des doigts de rose, un grain de beauté ou une fossette me suffisent, cette fois-ci vous pouvez me croire et sans indulgence aucune, il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante comme une dactylo de cinéma, dont elle a les cheveux soyeux, les cils longs et l'élégance naturelle même si son chandail est modeste et collant, sa jupe très courte et ses talons très hauts...
D'ailleurs, elle est vraiment dactylo, et c'est une dactylo de premier ordre. Etc.
MESURES SYLLABIQUES ET RYTHMES
Dans la phrase simple, chaque groupe (sujet, verbe, complément) peut être assimilé à une mesure décomptée en syllabes. Un rythme naît des rapports de longueur entre ces mesures : Je les trouve toutes jolies (8 syllabes) / Je leur trouve à toutes quelque chose de joli (13 syllabes). Dans la phrase complexe, assemblage de propositions ou de phrases simples, le rythme naît surtout des rapports de longueur entre ces propositions (ce qui n'exclut pas leurs rythmes internes) : On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes (16 syllabes), que je les trouve toutes jolies (9 syllabes), ou du moins que je leur trouve à toutes quelque chose de joli (17 syllabes).
Il existe 4 types de rythme : le rythme binaire, le rythme ternaire, le rythme ascendant et le rythme descendant :
On parle de rythme binaire lorsque les groupes de mots (groupe sujet, groupe verbal, groupe complément) ou les propositions (phrases dans la phrase) sont de longueur similaire et au nombre de 2. On obtient un effet de symétrie et de clarté. Par exemple avec la phrase « Il est vrai qu'une belle peau, une fossette me suffisent » : Il est vrai qu'une belle peau, (proposition 1 de 8 syllabes) / une fossette me suffisent (proposition 2 de 8 syllabes).
On parle de rythme ternaire lorsque les groupes de mots ou les propositions sont de longueur similaire et au nombre de 3. On obtient un effet de clarté et de parallélisme. Par exemple avec la phrase « Il est vrai qu'une belle peau, des reflets dans les cheveux, une fossette me suffisent » : Il est vrai qu'une belle peau, (proposition 1 de 8 syllabes) / des reflets dans les cheveux, (proposition 2 de 7 syllabes) une fossette me suffisent (proposition 3 de 8 syllabes).
On parle de rythme ascendant lorsqu'une phrase est composée d'une succession de groupes de mots de plus en plus longs, ou de propositions de plus en plus longues. Par exemple avec la phrase « J'aime les femmes, j'aime beaucoup Juliette Noël, d'ailleurs j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël, car personnellement je la trouve ravissante et très sympathique » : J'aime les femmes (4 syllabes), j'aime beaucoup Juliette Noël (9 syllabes), d'ailleurs j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël (14 syllabes), car personnellement je la trouve ravissante et très sympathique (18 syllabes).
On emploie ce rythme crescendo pour obtenir des effets de suspense, d'attente, de gradation et d'abondance. La juxtaposition de phrases simples ou complexes ascendantes accélère le rythme général d'un récit.
On parle de rythme descendant lorsqu'une phrase est composée d'une succession de groupes de mots de plus en plus courts, ou de propositions de plus en plus courtes. Par exemple avec la phrase « On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, trop jolies » : On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes (16 syllabes), que je les trouve toutes jolies (9 syllabes), trop jolies (3 syllabes).
La juxtaposition de phrases de plus en plus courtes a un effet de ralentissement sur le rythme général du texte.
MUSICALITÉ
Consigne 3 : recomposer le texte en jouant sur sa musicalité par une alternance de rythmes : phrases courtes pour une musique saccadée et régulière, succession de phrases courtes et de phrases longues, ou bien crescendo/decrescendo, etc.
Cela pourrait donner ceci : Personnellement, j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël, que je trouve ravissante et très sympathique (5+12+12 = accrocher l'attention du lecteur avec les 5 premières syllabes, et effet de symétrie et de clarté avec un rythme binaire ample). On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, trop jolies (16+9+3 = decrescendo, le rythme est ralenti comme pour signaler une contradiction). Il est vrai qu'une belle peau, des reflets dans les cheveux, une fossette me suffisent (8+7+8 = rythme ternaire soutenu qui induit une régularité, comme une justification). Mais cette fois-ci, vous pouvez me croire, sans indulgence aucune, il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante, aussi séduisante qu'une dactylo de cinéma (5+5+6+17+15 = le rythme ternaire court induit une insistance et, associé à un rythme binaire trois fois plus long, crée une évidence).
Personnellement, j'ai toujours beaucoup aimé Juliette Noël, que je trouve ravissante et très sympathique. On me dit que je suis trop optimiste par rapport aux femmes, que je les trouve toutes jolies, trop jolies. Il est vrai qu'une belle peau, des reflets dans les cheveux, une fossette me suffisent. Mais cette fois-ci, vous pouvez me croire, sans indulgence aucune, il est impossible de ne pas trouver Juliette séduisante, aussi séduisante qu'une dactylo de cinéma. Etc.
Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !
L a – P U B L i a n c e
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