jeudi 17 décembre 2015

La période

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L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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S'amuser avec la période
Lettre première, de mademoiselle de Scudéry à M. Godeau, évêque de Vence (Paris, 22 février 1650).
Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connaissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompaient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles. Je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir. Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne saurait jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrais employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.
C'est pourquoi, pour commencer dès aujourd'hui, je vous dirai que l'on ne sait point encore avec certitude en quel lieu est madame de Longueville, et que, depuis le jour qu'elle se sauva du château de Dieppe, avec deux de ses filles seulement et quatre gentilshommes, l'un desquels est le sieur Thibault, et l'autre Trery, l'on n'a pas pu encore découvrir précisément quelle a été sa route, ni quel est son asile. Il y a du moins apparence que Dieu sera son protecteur ; car on m'écrit de Normandie, qu'après qu'elle eut pensé tomber dans la mer, et qu'une de ses filles eut aussi failli être noyée, elle se confessa et monta à cheval un moment après, se préparant à ce funeste voyage comme si elle eût dû mourir.
Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et de celle de M. de Longueville est une étrange chose, car on voit tant d'innocence et de persécution ensemble qu'il n'est pas possible de n'être pas touché de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouvé l'âme plus grande que son infortune, car, depuis qu'il est prisonnier, il n'a pas dit une parole indigne de ce même cœur qui lui a fait gagner quatre batailles et acquérir tant de gloire. Après avoir entendu la messe, il s'occupe la moitié du jour à lire, et il partage l'autre à converser avec monsieur son frère, à jouer aux échecs avec lui, à railler avec ses gardes, et même, pour faire [de l']exercice, il joue au volant avec eux. Il s'est confessé une fois depuis qu'il est prisonnier, mais on ne veut plus lui donner le même confesseur : enfin on le garde mieux que le roi.
Le texte proposé est extrait de : Lettres de mademoiselle de Scudéry à M. Godeau, évêque de Vence (1650-1651), publiées par M. Monmerqué (Paris, A. Levavasseur, 1835, pp. 17-18).
Madeleine de Scudéry* est une femme de lettres française (1607-1701), connue comme représentante de la préciosité, et du romanesque dit baroque ; la préciosité désigne un phénomène à la fois social, moral et littéraire, et elle est l'expression aristocratique d'une pureté verbale qui ne se donne pour valeur que l'esprit ; les précieuses étaient des femmes raffinées dans leurs sentiments et qui adoptaient une nouvelle façon de vivre et de parler différente de celle du commun ; le terme s'est vite employé avec une valeur péjorative chez les détracteurs des abus des précieuses, notamment par Molière avec sa comédie Les Précieuses ridicules (1659), et sa Critique de l'École des femmes (1663).
Mlle de Scudéry figure en bonne place dans la chronique mondaine de son temps, célébrée pour ses salons et ses jeux littéraires (1653-1661), auteure d'une production littéraire très abondante (principalement des romans à clés), publiée au début sous le nom de son frère Georges, lui-même auteur dramatique : Ibrahim ou l'Illustre Bassa (1641), Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653, 10 vol.).
C'est Clélie, histoire romaine (1654-1660, 10 vol.) qui imposa la gloire de la romancière, et ce sont ses Conversations morales (1686 et 1688) qui en assurèrent la pérennité. C'est dans Clélie que se trouve la fameuse Carte de Tendre qui illustre la valeur morale de la préciosité : la femme n'est plus asservie aux règles du mariage, elle marque sa valeur et son autorité dans une alliance qui doit être librement consentie.
Madeleine de Scudéry est aussi l'auteure de Célinthe (1661), d'une Histoire de Mathilde d'Aguilar (1667), et elle fut la lauréate du premier prix d'éloquence de l'Académie française, en 1671, avec La Gloire.
Afin de replacer dans son contexte l'extrait de texte proposé ci-dessus, il n'est pas inutile de préciser que lorsqu'en 1650, elle écrit ses Lettres de mademoiselle de Scudéry à M. Godeau, évêque de Vence, Mme de Scudéry ne tient pas encore le salon qui rassemblera la meilleure société de son époque, mais qu'elle fréquente (dans le sillage de son frère) celui de la marquise de Rambouillet, que celle-ci tint entre 1620 et 1648 ; par ailleurs, elle n'a publié qu'un seul de ses romans à clés : Ibrahim ou l'Illustre Bassa, avec son frère Georges de Scudéry, et elle est très probablement en train d'écrire le deuxième (Artamène ou le Grand Cyrus), publié entre 1649 et 1653.
*Dictionnaire des littératures de langue française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey, nouvelle édition mise à jour et enrichie, Paris, Bordas, 1994, 4 vol., t. 4, pp. 2314-2315.
QU'EST-CE QU'UNE PÉRIODE ?
« Dans une période, tous les membres doivent être distincts et liés les uns aux autres ; quand ces conditions ne sont pas remplies, ce n'est plus qu'un assemblage confus de plusieurs phrases » (Condillac, dans : Traité de l'art d'écrire, Cours d'étude pour l'instruction du prince de Parme (1758-1767), Genève, Duvillard et Nouffer, 1780, t. 2).
En grammaire, une période* est une phrase complexe dont les propositions sont assemblées et liées entre elles par des mots articulation (conjonctions, locutions et prépositions), de manière à produire un sens fini ou complet. Ce fut surtout Isocrate (orateur grec, 436-338 avant Jésus-Christ), qui recommanda et pratiqua la recherche des périodes. On parle des périodes de Cicéron (homme politique et orateur latin, 106-43 avant Jésus-Christ), de Perrot d'Ablancourt dans ses traductions (historien français, 1606-1664), de Bossuet (prélat, théologien et écrivain français, 1627-1704), de Jean-Jacques Rousseau (écrivain et philosophe genevois de langue française, 1712-1778), etc. , et plus près de nous, de Marcel Proust (écrivain français, 1871-1922), de Claude Simon (écrivain français, 1913-2005), etc.
La phrase complexe est faite d'un assemblage de phrases simples (du type : groupe sujet + groupe verbal + (ou -) groupe complément, ou attribut ou adverbe), et elle accepte une ou plusieurs propositions principales, et une ou plusieurs propositions subordonnées. À l'intérieur de la phrase complexe, les phrases simples sont reliées entre elles par des mots articulation :
-> conjonctions qui marquent l'opposition : cependant, mais, néanmoins, or, pourtant, toutefois ; l'alternative ou la négation : ni, ou, soit, tantôt ; la conséquence : aussi, donc, partant, sinon, sorte, de sorte que, en sorte que ; conjonctions qui marquent la conclusion : ainsi, enfin ; l'union : et ;
-> locutions : au surplus, du reste, d'ailleurs, c'est pourquoi, par conséquent ;
-> conjonctions de subordination : comme (marque de comparaison), lorsque, quand (marques du temps), puisque, car (marques de cause), si (marque de condition), que (marque de conséquence), quoique (marque de concession), etc.
-> prépositions : après, avant, avec, chez, contre, dans, de, depuis, derrière, dès, devant, en, entre, envers, hors, jusque, malgré, outre, par, parmi, passé, pour, sans, sauf, selon, sous, sur, vers, pendant, suivant, etc.
Selon le contenu de la phrase, on oppose les périodes narratives (ou historiques), qui groupent tous les éléments d'un récit, et les périodes oratoires, qui rassemblent des suites d'arguments.
Selon la forme de la phrase, on distingue la période à deux, trois, quatre membres (la période carrée), la période croisée lorsque la phrase contient une antithèse, la période ronde ou arrondie lorsque les membres sont tellement joints, qu'on aperçoit difficilement l'endroit où ils s'unissent.
La période se termine généralement par un trait brillant, ou bien par une clausule. Une clausule est la chute rythmée d'une période, qui se caractérise par une suite de mots rythmée par la succession des accents toniques de ces mots (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Jean Dubois, Mathée Giacomo, etc., Paris, Larousse, 1999, collection Expression, p. 89).
*Dictionnaire de la langue française, Paul-Émile Littré, nouvelle édition, Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1991 (réimpression de l'édition de 1880), 6 vol. + 1 supplément, t. 5, p. 4626.
LES MOTS ARTICULATION
Consigne 1 : souligner les mots (conjonctions, prépositions, etc.) qui relient les membres de chaque période. Il n'est pas inutile de rappeler que la phrase est définie par une majuscule (en début de phrase) et un point (en fin de phrase), et qu'une longue phrase s'articule autour de sa ponctuation (virgule, point-virgule, parenthèses, etc.). Avec le début de l'extrait proposé, cela pourrait donner ceci :
Période 1 : Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connaissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompaient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles.
Période 2 : Je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir.
Période 3 : Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne saurait jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrais employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.
DÉPLOYER UNE PHRASE
Consigne 2 : choisir une période dans l'extrait de texte proposé ci-dessus, puis ajouter une ou plusieurs phrase(s) simple(s) à la période choisie, en vue d'allonger et de déployer la phrase complexe. Il est plus facile de réaliser cet exercice avec une période courte. Penser à utiliser les mots articulations. Cela pourrait donner ceci, avec la période 2 :
Je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir.
Période 2 déployée et enrichie :
J'aime la vie au grand air, les longues promenades dans la lande, mais aussi les travaux de couture et de tapisserie, car habitant un domaine, certes vaste mais isolé en lisière d'une forêt, je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur, même si ce sont des gens de bien, des gens de robe ou d'écriture qui consacrent une bonne partie de leur temps à l'amélioration des choses tant spirituelles que temporelles ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir, car mon jeune âge et mon éducation ne me permettent pas d'afficher mon expérience, certes bien acquise et riche, mais qui demande du temps pour se bonifier, car je n'avais que douze ans lorsque j'ai commencé à fréquenter aux côtés de mon frère le salon de Mme de Rambouillet.
LA CHUTE DE LA PÉRIODE
Consigne 3 : identifier les périodes oratoires des périodes narratives, ainsi que leurs chutes (clausule ou trait brillant), dans l'extrait de texte proposé ci-dessus. Avec le début de l'extrait, cela pourrait donner ceci :
Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connaissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompaient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance / a-gré-able / en-ma-tière / de-nou-velles. = une période narrative (qui expose les élément du récit), dont la chute est une clausule, rythmée par l'accent syntaxique (l'accent syntaxique se place sur la dernière syllabe prononcée d'un groupe syntaxique) du dernier complément circonstanciel (de moyen). L'accent ternaire (qui revient toutes les trois syllabes) revient lui-même trois fois de suite : il est placé sur trois mots successifs.
Je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas / a-ssez-bien / é-crire / pour-vous / di-ver-tir. = une période oratoire (qui rassemble une suite d'arguments), dont la chute est une clausule, scandée par une assonance en [i] (écrire, divertir), une assonance en [e] (assez, écrire) et [ε] (divertir), et un rythme syllabique embrassé : 3-2-2-3.
Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne saurait jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrais employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai / quel-que-cho-se / de-di-gne / d'ê-tre-su / de-vous. = une période narrative, dont la chute est une clausule, scandée par une allitération en [d] (de, digne, d'être, de), et des accents syntaxiques qui suivent un rythme syllabique décroissant : 4-3-3-2, marquant ainsi la fin de l'introduction de cette Lettre première.
DÉCOMPOSITION ET RECOMPOSITION
Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connaissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompaient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'une autre, étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles.
Je ne suis pas fort exposée au monde ; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur ; et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir.
Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne saurait jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrais employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.
Consigne 4 : décomposer chaque phrase complexe en ses phrases simples. Pour cela, identifier chaque proposition principale et ses subordonnées. Avec le début de l'extrait proposé, cela pourrait donner ceci :
Phrase 1 :
Principale 1 et subordonnées : Ayant su (J'ai su) / par une de vos lettres / que vous me faisiez l'honneur de souhaiter / que je vous écrivisse le peu de nouvelles / qui viennent à ma connaissance,
Principale 2 et subordonnées : j'avoue / que j'eus quelque peine à croire / que mes yeux ne me trompaient pas, / ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, / en mettant mon nom / pour celui d'une autre,
Principale 3 et subordonnées : étant certaine(car je suis certaine) / que je n'ai pas une des qualités nécessaires / pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles.
Phrase 2 :
Principale 4 : Je ne suis pas fort exposée au monde ;
Principale 5 et subordonnées : les gens que je vois (je vois des gens) / (qui) ne sont pas de la nouvelle faveur ;
Principale 6 et subordonnées : et quand je saurais même une partie de ce qui se passe, / je ne saurais pas assez bien écrire / pour vous divertir.
Phrase 3 :
Principale 7 et subordonnées : Néanmoins, / comme je suis persuadée / que la plus légitime excuse ne saurait jamais valoir une obéissance aveugle,
Principale 8 et subordonnées : je ne veux point me servir /de toutes celles que je pourrais employer / pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, / lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.
Consigne 5 : recomposer le texte en y incluant les propositions principales identifiées précédemment, en vue de le raccourcir et de le rendre plus concis. Avec le début de l'extrait proposé, cela pourrait donner ceci :
Ayant su que vous souhaitiez que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connaissance, j'avoue avoir été surprise par votre demande, car je suis certaine de ne pas avoir les qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable.
Je ne suis pas fort exposée au monde et les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur, de plus je ne saurais pas assez bien écrire pour vous divertir. Néanmoins, je ne veux pas me servir de ces excuses légitimes pour me dispenser de vous écrire.
Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !
L a – P U B L i a n c e
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. . . . . . . . e n – l i g n e . . . . . . . .
mail : numencegalerielitteraire@gmail.com
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