mardi 19 juillet 2016

Le concret et l'abstrait

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L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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Jeux autour de l'abstrait et du concret
LE MARI INSTITUTEUR

Il parla avec sensibilité d'Hippolyte, auquel il avait enseigné le latin pendant douze ans.
Ah ! monsieur, dit Laure, combien vous le trouverez changé à son avantage !
Il peut avoir acquis de l'instruction, mais son cœur ne saurait être plus généreux et plus tendre.
Oui, mais son caractère est devenu parfait.
Il en avait un si aimable !...
Assurément, et jugez de ce qu'il doit être maintenant ; il a de l'ordre, de l'économie, il n'est plus du tout paresseux, et loin d'être colère, emporté comme vous l'avez vu, il est d'une douceur angélique.
À ces mots la physionomie de l'abbé exprima la plus grande surprise. Laure se mit à rire.
Je conçois votre étonnement, lui dit-elle : cependant je n'exagère pas ; Hippolyte est devenu le plus patient des hommes...
Mais, madame, reprit l'abbé, qui donc a pu vous dire qu'il a été emporté ? c'est une indigne calomnie...
Mon cher abbé, c'est lui-même qui m'a tout avoué.
Hippolyte violent, déraisonnable ! non, madame, jamais ; il a reçu de la nature le caractère le plus doux, le plus égal. J'ai passé quinze ans avec lui, et je n'ai jamais vu ce charmant caractère se démentir un moment.
Quoi ! dans son enfance il n'égratignait pas, il ne mordait pas ses camarades ! dans sa première jeunesse il n'avait pas de violents accès de fureur !
Lui ! des accès de fureur !... Mais de grâce, madame, qui a pu vous faire de tels contes ?...
À cette question, Laure, à son tour saisie d'étonnement, fut un instant sans répondre ; ensuite elle s'écria :
Bon Dieu ! comme il m'a trompée !... il a toujours été parfait ; ah ! comme il m'a trompée !...
L'abbé, confondu de cette exclamation, commençait à croire que Laure avait un grain de folie, lorsque la porte s'ouvrit, et le comte parut. Les bras ouverts il courut vers l'abbé et l'embrassa tendrement.
Nous parlions de toi, dit Laure ; il me contait toutes les méchancetés de ton enfance...
Le comte rougit comme un coupable ; il était véritablement embarrassé : il ne s'attendait pas à cette brusque découverte de ses stratagèmes ; il n'avait pu prévoir l'arrivée de l'indiscret abbé, qu'il croyait fixé pour toujours au fond de la Touraine.
Monstre ! dit Laure en souriant et en se jetant au cou de son mari, comme tu t'es moqué de moi !... crois-tu que je puisse te pardonner ?...
Mon adorable Laure !...
Je te croyais mon disciple, et c'est moi qui suis ton élève !
Oui, l'élève de l'amour !...
J'ai découvert ton secret, cependant sois tranquille ; je n'ai plus besoin de te craindre ! J'étais flattée, je l'avoue, d'avoir réformé ton caractère ; tu ne me dois rien, mais je te dois tout, et j'aime mieux t'admirer que m'applaudir.
Fin.
Le texte proposé est extrait de : Le Mari instituteur, dans : Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques, par Madame de Genlis (À Paris, Chez Maradan, 1802, 3 vol., t. 2, pp. 194‑196).
Caroline Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis (dite madame de Genlis), est une femme de lettres française (1746‑1830). Reçue à l'âge de six ans chanoinesse du chapitre d'Alix (communauté de religieuses, et de filles de nobles qui possédaient une prébende, un revenu fixe), près de Lyon, avec le titre de comtesse de Bourbon-Lancy qu'elle porta jusqu'à son mariage, elle possédait un esprit naturellement vif et singulier qui la faisait passer pour un petit prodige : elle attroupait les enfants du village sous sa fenêtre pour leur enseigner le catéchisme, elle composait des vers, des romans, et elle jouait à merveille son rôle dans les comédies représentées au château de son père (Dictionnaire universel des littératures, par G. Vapereau, Paris, Hachette, 1876, p. 868). Son père mourut, et c'est avec sa mère laissée sans ressources, qu'elle fut recueillie par le riche financier La Popelinière.
Elle reçut une instruction sinon profonde, du moins très variée, mais elle n'avait pas seize ans lorsque le comte Bruslart de Genlis, colonel des grenadiers de France, depuis marquis de Sillery, en devint amoureux et l'épousa. Dame d'honneur de la duchesse de Chartres en 1770, elle se vit confier l'éducation des enfants de la famille d'Orléans et elle s'inspira des idées de Jean-Jacques Rousseau.
Peu d'écrivains de l'époque ont été aussi féconds que madame de Genlis (ouvrages pédagogiques, de piété, essais, romans, contes historiques, etc.), tentant presque tous les genres : Théâtre d'éducation (1779), Adèle et Théodore ou Lettres sur l'éducation (1782), Veillées du château ou Cours de morale à l'usage des enfants (1784), Leçons d'une gouvernante à ses élèves (1791), Discours sur la suppression des couvents de religieuses (1790), Les Chevaliers du cygne ou la Cour de Charlemagne (Hambourg, 1795), etc.
Elle émigra en 1793, résida en Suisse, puis en Allemagne, et elle rentra en France en 1800, pour y être nommée par Bonaparte dame inspectrice des écoles primaires. Moins bien en cour à la Restauration, elle continua cependant à composer de nombreux ouvrages : Les Petits émigrés ou Correspondance de quelques enfants (1798), Herbier moral ou Recueil de fables nouvelles (1799), Mademoiselle de Clermont (1802), Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques (1802), La Duchesse de La Vallière (1804), Les Battuécas (1814), Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution française (1825), etc.
LE CONCRET ET L'ABSTRAIT
On appelle noms concrets une catégorie de noms qui réfèrent à des objets du monde physique et sensible (réel ou imaginaire), ou de ce qui est considéré comme tel : rocher, chaise, rond, Jean, bière, dieu, etc., par opposition aux noms abstraits, qui dénotent des entités appartenant à l'ensemble idéologique, au monde des idées et des représentations élaborées par la pensée : courage, pensée, jalousie, rondeur, etc. (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Jean Dubois, Mathée Giacomo, etc., Paris, Larousse, 1999, collection Expression, p. 108).
Consigne 1 : relever des mots abstraits et des mots concrets dans l'extrait de texte proposé plus haut. Cela pourrait donner ceci :
Mots abstraits : la sensibilité, la générosité, la tendresse, le cœur, un avantage, la perfection, l'amabilité, etc.
Mots concrets : le latin, l'instruction, généreux, tendre, le caractère, aimable, etc.
LE SENS PROPRE ET LE SENS FIGURÉ
Ces deux classes de noms (les noms concrets et les noms abstraits) se caractérisent par des syntaxes différentes, par des règles d'emploi différentes : certains verbes impliquent un sujet concret (animé ou non-animé), mais excluent un sujet abstrait (courir, marcher, aboyer, germer, etc.) ; lorsqu'un tel verbe, utilisé habituellement avec un sujet concret, est employé avec un nom abstrait, alors il exprime un sens figuré. Par exemple : « Le chien (nom concret) court (sens propre) sur la place » ; « Un frisson d'espoir (abstrait) court (sens figuré) parmi l'assemblée » ; « Une idée me trotte dans la tête » (sens figuré) ; « Un gros chat gris trotte au côté de l'enfant » (sens propre).
Alors que le sens figuré d'un mot apparaît par transfert sémantique, d'une image concrète à des relations abstraites (par métaphore, par comparaison, ou par allégorie), le sens du mot « figurer » ou « se figurer » reste inchangé : « représenter quelque chose ou quelqu'un sous une forme visible, se représenter par la pensée, l'imagination ». Donc, attention à ne pas confondre concret avec visible, abstrait avec invisible, alors même que la frontière entre le monde des mots concrets et le monde des mots abstraits tend à bouger et à se redéfinir, cette redéfinition étant rendu possible par le retour de l'abstrait au concret après transfert sémantique.
Consigne 2 : avec les mots relevés plus haut, et/ou les verbes suivants : enseigner, devenir, parler, trouver, changer, construire des phrases, de manière à ce que le verbe soit employé tantôt dans son sens propre, tantôt dans son sens figuré. Cela pourrait donner ceci :
Avec « enseigner » : Un professeur de mathématiques enseigne les mathématiques et non le latin (sens propre). Souvent, une générosité mal placée est enseignée par une sensibilité mal informée (sens figuré).
Avec « devenir » : Je suis devenu très généreux (sens propre). Nos relations sont devenues glaciales (sens figuré).
Etc.
UNE DISPARITÉ SÉMANTIQUE ET UN JOUG
Le zeugme, ou zeugma, est une construction syntaxique, où plusieurs énoncés successifs s'articulent (sans s'accorder en genre, en nombre, etc.) autour d'un terme (comme lorsque l'on attelle un joug) qui n'est exprimé qu'une fois : « L'océan était rempli de bateaux à voile, les plages de vacanciers, et l'air de cris d'enfants et de joie », pour : « L'océan était rempli de bateaux, les plages était remplies de vacanciers, et l'air était rempli de cris d'enfants et de cris de joie ».
Figure syntaxique ou de grammaire, le zeugme est aussi une figure de style, lorsque dans une même phrase, plusieurs termes sont coordonnés autour d'un seul verbe en présentant une disparité sémantique (concret-abstrait, sens propre-sens figuré, niveaux de langage différents, etc.) : « Un père donna l'exemple à son fils, une fessée, puis sa chemise ».
Consigne 3 : composer des zeugmes en tant que figure de style, puis en tant que figure de grammaire, en reprenant des phrases, des mots ou des situations de l'extrait de texte proposé. Cela pourrait donner ceci :

Laure se mit à rire, puis en quatre, pour faire plaisir à son mari.
Pour : Laure se mit à rire, puis elle se mit en quatre, pour faire plaisir à son mari. Concret-abstrait.

Nous parlions boutique, de toi, de ton caractère, de toutes les méchancetés de ton enfance.
Pour : Nous parlions boutique, nous parlions de toi, nous parlions de ton caractère, nous parlions de toutes les méchancetés de ton enfance. Concret-abstrait, niveaux de langage.

Le comte rougit comme un coupable, sa femme et l'abbé comme des écoliers pris la main dans le sac, et tous trois balbutièrent en même temps : « Que... ».
Pour : Le comte rougit comme un coupable, sa femme et l'abbé rougirent comme des écoliers pris la main dans le sac, et tous trois balbutièrent en même temps : « Que... ».

Je n'ai plus besoin de te craindre, et toi d'espérer me changer, car j'aime mieux t'admirer et toi, m'applaudir.
Pour : Je n'ai plus besoin de te craindre, et toi tu n'as plus besoin d'espérer me changer, car j'aime mieux t'admirer et toi, tu aimes mieux m'applaudir.
Et maintenant...
À vous de jouer - et d'écrire,
À vos claviers, plumes et stylos !
L a – P U B L i a n c e
atelier d'écriture et publication
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mail : numencegalerielitteraire@gmail.com
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